Regard sur la béatification d’Oran – 5/6 – Homélie du Frère Gabriel Nissim, op., le 9 décembre 2018 ( 2ème dimanche de l’Avent) en l’église du Saint-Nom-de-Jésus, Lyon. (Texte reproduit ici avec l’amical accord de l’auteur.)
Livre de Baruch, 5, 1-9
Jérusalem, quitte ta robe de tristesse et de misère, et revêts la parure de la gloire de Dieu pour toujours, enveloppe-toi dans le manteau de la justice de Dieu, mets sur ta tête le diadème de la gloire de l’Éternel. Dieu va déployer ta splendeur partout sous le ciel, car Dieu, pour toujours, te donnera ces noms : « Paix-de-la-justice » et « Gloire-de-la-piété-envers-Dieu ».
Debout, Jérusalem ! Tiens-toi sur la hauteur, et regarde vers l’orient : vois tes enfants rassemblés du couchant au levant par la parole du Dieu Saint ; ils se réjouissent parce que Dieu se souvient. Tu les avais vus partir à pied, emmenés par les ennemis, et Dieu te les ramène, portés en triomphe, comme sur un trône royal. Car Dieu a décidé que les hautes montagnes et les collines éternelles seraient abaissées, et que les vallées seraient comblées : ainsi la terre sera aplanie, afin qu’Israël chemine en sécurité dans la gloire de Dieu. Sur l’ordre de Dieu, les forêts et les arbres odoriférants donneront à Israël leur ombrage ; car Dieu conduira Israël dans la joie, à la lumière de sa gloire, avec sa miséricorde et sa justice.
Évangile selon saint Luc, 3, 1-6
L’an quinze du règne de l’empereur Tibère, Ponce Pilate étant gouverneur de la Judée, Hérode étant alors au pouvoir en Galilée, son frère Philippe dans le pays d’Iturée et de Traconitide, Lysanias en Abilène, les grands prêtres étant Hanne et Caïphe, la parole de Dieu fut adressée dans le désert à Jean, le fils de Zacharie.
Il parcourut toute la région du Jourdain, en proclamant un baptême de conversion pour le pardon des péchés, comme il est écrit dans le livre des oracles d’Isaïe, le prophète : « Voix de celui qui crie dans le désert : Préparez le chemin du Seigneur, rendez droits ses sentiers. Tout ravin sera comblé, toute montagne et toute colline seront abaissées ; les passages tortueux deviendront droits, les chemins rocailleux seront aplanis ; et tout être vivant verra le salut de Dieu ».
La force des mains nues
« Tu les avais vus partir à pied, emmenés par leurs ennemis, et aujourd’hui, Dieu te les ramène portés en triomphe, comme sur un trône royal ».
Frères et sœurs, avez-vous remarqué cette phrase dans notre première lecture, tout à l’heure ? « Emmenés à pied par leurs ennemis », c’est exactement ce qui est arrivé à nos sept moines de Tibhirine, il y a 22 ans, la nuit du 26 mars 1996. Deux mois après, ils étaient assassinés, comme l’avaient été onze autres sœurs et prêtres dans les mois précédents. Comme encore, début août 1996, Pierre Claverie avec son chauffeur Mohamed. Tous, ils ont ainsi partagé le sort des 200.000 Algériens anonymes, musulmans, assassinés eux aussi dans ces années noires.
Et aujourd’hui, Dieu nous les ramène dans sa gloire, sa gloire à lui, celle de l’amour. Car ils sont morts par amour.
Que faisaient-ils là, en Algérie ?
Le plus jeune d’entre eux, Christian Chessel, était là depuis seulement six mois. D’autres, comme sœur Angèle-Marie ou frère Luc, depuis quarante, cinquante ans. Mais, chacun à leur façon, ils cherchaient à réaliser ce que le prophète Isaïe nous annonçait tout à l’heure : « Tout ravin sera comblé, toute montagne et toute colline seront abaissées ». Ces montagnes parfois infranchissables que nous mettons nous-mêmes entre les hommes et les peuples, ces ravins qu’ont creusés entre nous la colonisation, les guerres, y compris les guerres de religions, et toutes ces haines séculaires. Voilà pourquoi ils étaient là, en Algérie : commencer à abaisser ces montagnes, combler ces ravins, préparer le chemin à la venue du Prince de la Paix.
Voilà ce dont ils témoignent tous : aussi profondes soient les différences qui nous séparent, qu’elles soient religieuses, culturelles ou autres, l’amitié et la vie partagées au quotidien sont capables de les surmonter.
Et c’est à cause de cette amitié, une amitié réciproque vécue avec les Algériens, qu’ils ont décidé de rester, alors qu’ils savaient leur vie menacée. Ils n’ont pas fait ce choix à la légère. Ils ne cherchaient pas le martyre. Ils ont prié, réfléchi ensemble. Et s’ils ont alors décidé de rester là, c’est simplement à cause de l’amitié. Là où il y avait eu l’ignorance mutuelle, l’hostilité, vivre la fraternité. Une fraternité plus forte que les identités nationales ou religieuses qui, si souvent, peuvent devenir des identités meurtrières, comme cela a été alors le cas.
Ces 19 étaient des gens comme vous et moi. Pierre Claverie, moi-même j’ai vécu avec lui, fraternellement ; il venait dans ma famille. Rien d’exceptionnel. Et là, en Algérie, tous vivaient très proches des gens.
Cela veut dire que chacun de nous, aussi limité et imparfait soyons-nous, nous avons de quoi les suivre. Ces martyrs, nous n’avons pas seulement à les célébrer mais à les entendre. Entendre ce dont ils témoignent et qui est central.
D’abord en tant qu’êtres humains. En les regardant, qu’on soit croyant ou non, on ne peut que se dire que « l’homme passe l’homme » (Pascal). Notre nature humaine se révèle habitée par une réalité invisible qui la dépasse, présente en chacun de nous, une dignité. Demain, 10 décembre, nous fêtons les soixante-dix ans de la Déclaration universelle des Droits de l’Homme : elle nous dit justement cette dignité humaine de chacun, en même temps qu’elle invite chacun à agir envers tout être humain dans un esprit de fraternité.
Mais ce que nous disent surtout nos martyrs, c’est le centre de notre foi chrétienne : face au mal, pas d’autre chemin que celui du Christ, lui qui a refusé de répondre à la haine par la haine. Seule la « force des mains nues » comme disait Pierre Claverie, peut attaquer le mal à sa racine. Un message qui est particulièrement d’actualité…
« Là où il y a la haine, que nous mettions l’amour » : là où il y a le mal, nous, être là, et aimer.
Ici à Lyon, c’est aujourd’hui la fête des Lumières. Toutes nos villes, en ce temps d’Avent, brillent de mille feux. Mais rien ne vaut cette humble lumière que nous pouvons apporter, nous, là où règnent les ténèbres. Comme l’ont fait nos 19 martyrs, comme nous pouvons le faire modestement à notre tour pour ceux qui nous entourent.
Voilà le plus beau cadeau de Noël que je puisse vous inviter à préparer : là où il y a les ténèbres, que nous apportions la lumière !
Gabriel Nissim, op.
Cette homélie a été prononcée lors d’une messe retransmise en direct dans le cadre de l’émission « Le Jour du Seigneur » (France 2). Cliquez ICI pour accéder à la vidéo.
Retrouvez l’ensemble des textes de notre série « Regards sur la béatification d’Oran », ICI.