Extraits des Actes de l’UH de CDM « Paroles d’Algérie » (novembre 2016) – Les romans de Maïssa Bey disent le poids d’une société et d’une culture porteuses de valeurs traditionnelles qui étouffent les femmes. Ils disent leurs difficultés à vivre par elles-mêmes. Toutes ces femmes qu’elle met en scène dans de multiples situations sont l’expression vivante du cri des femmes algériennes pour leur liberté. Dans le texte qui suit, Maïssa Bey livre son témoignage sur ce que fut le chemin qui l’a conduite à mettre des « mots » sur les « maux » des femmes.
Je voudrais rebondir sur ce que vient de dire Samira [Bendris]. Cela m’a rappelé que j’ai moi aussi animé des ateliers d’écriture dans les années 90. On a beaucoup parlé de ces années-là, je n’ai pas besoin de vous dire les choses qui se produisaient à l’extérieur… Quand nous avons voulu créer une bibliothèque, il nous a fallu créer d’abord une association de femmes qui s’appelait à ce moment-là Paroles et écritures. Nous y avons été en quelque sorte forcées, pour pouvoir être entre nous, entre nous, femmes. Il faut se remettre en tête le contexte de l’époque, avec ces contraintes que nous devions subir, ces atteintes à la dignité humaine que nous devions affronter quotidiennement, nous femmes, mais pas seulement, les hommes aussi étaient concernés. Nous avons en fait constitué d’abord des groupes de lecture et, ensuite seulement, des ateliers d’écriture qui ont fait que, après, nous avons pu avoir l’opportunité, grâce à la Commission européenne, de créer une bibliothèque qui existe toujours dans la ville où j’habite, Sidi Bel Abbès, une très belle bibliothèque que certains dans la salle connaissent bien.
Nous avons donc commencé par la lecture, par la création de groupes de lecture, et ces groupes de lecture ont donné envie aux femmes de s’approprier les mots. Nous étions de ces groupes de femmes qui discutions autour d’un café et de petits gâteaux, et petit à petit les choses sont devenues beaucoup plus urgentes. Il y avait une espèce d’urgence dans l’air du temps, à ce moment-là. Et c’est justement dans ces années 90 que j’ai commencé à écrire. Mon premier roman est paru en 1996, en plein milieu de la décennie noire, et il était effectivement très fortement marqué par cette empreinte de la douleur, de la peur, de la terreur, ce premier roman qui s’intitule Au commencement était la mer.
Et quand mes amies de ce groupe, qui n’était pas encore une association, ont appris que j’avais édité, que je pouvais trouver les mots, la plupart sont venues me voir et elles m’ont fait cette demande, – comme si j’avais un pouvoir extraordinaire ! – : on voudrait pouvoir, me disaient-elles en se tenant le ventre, on voudrait pouvoir sortir les mots qui sont là, sortir les mots, en fait expulser de soi ces mots-là et ainsi espérer effleurer seulement une délivrance.
Certains de ces ateliers d’écriture, nous les avons publiés dans des ouvrages des éditions Chèvrefeuille étoilé que nous avons créées par la suite, en 2000. Et j’ai été très fortement impressionnée par le besoin de dire. Cela m’a fait revenir plusieurs années en arrière, à l’époque féministe en France où il y avait tout un mouvement de littérature féminine, – je dis bien féminine et non pas féministe. Je ne sais pas si certains dans la salle vont se souvenir de ces auteurs comme Marie Cardinal[1], Marie Susini[2], Annie Ernaux[3],… enfin tout ce mouvement de femmes qui avaient produit une certaine forme de littérature, dans laquelle elles disaient qu’il ne devait pas y avoir de mots tabous, qu’il fallait « dire » et tout dire.
Je me souviens tout particulièrement du titre d’un roman qui avait été mon livre de chevet pendant assez longtemps, un roman de Marie Cardinal, – ce n’était pas tout à fait un roman d’ailleurs, mais plutôt un essai –, qui s’intitulait Des mots pour le dire. Alors, la question que je me posais, j’étais encore assez jeune à l’époque, c’était : c’est quoi ce « le » ? Grammaticalement, c’est un pronom personnel, masculin, « le », on appelle ça aujourd’hui un « substitut grammatical », – cela, c’est un reste de ma formation de professeur de français. Mais qu’est-ce que contenait ce « le » ? Qu’est-ce qu’il y avait à l’intérieur ? Et cela, c’est le problème que je me suis posé toute ma vie, bien avant de devenir écrivain. Et comme j’étais une grande lectrice, que je lisais énormément, et tout ce que je pouvais trouver, je choisissais de préférence à ce moment-là des œuvres écrites par des femmes – celles que je vous ai citées – , et j’ai découvert aussi un livre qui m’a fortement marquée, c’est le livre d’une auteure américaine, qui s’appelait Marylin French[4], qui a écrit un texte remarquable, – porté au cinéma dans une adaptation désastreuse, je trouve –, mais un livre assez drôle qui s’appelle Toilettes pour femmes. Pour moi, ce fut « la révélation ». J’ai compris enfin ce que contenait ce « le », c’est-à-dire des choses que, en tout cas dans notre éducation, notre société, notre milieu, on n’a même pas le droit, – je ne vais pas dire de prononcer, ce serait grave -, mais de penser. Et je me suis rendu compte que nous nous interdisions à nous-mêmes de même penser certains mots que l’on retrouvait ensuite dans les livres. Et ce fut pour moi une espèce de découverte extraordinaire du pouvoir de l’écriture, du pouvoir des mots, du pouvoir cathartique de ces mots.
Et ensuite, il y a eu ces femmes arabes qui ont écrit, comme celles qui ont déjà été citées, ou encore Nawal el Saadawi[5]. Voilà comment la littérature a permis, m’a permis en tout cas de trouver une voie, de trouver ma voie.
Tout cela se passait dans les années de mon adolescence, j’ai découvert tout cela, toute cette manière d’aller au plus profond de son être, d’explorer les choses les plus obscures et les plus tues… – c’est drôle, tues-tuer, j’ai toujours fait le lien…
Lire Marylin French, et s’apercevoir que, au fond, un mari américain, un mari français et un mari algérien, c’est pareil. Cela aussi, ce fut une vraie découverte. C’était exactement ce que j’entendais quand j’étais toute petite et que, – mon père n’étant plus là –, l’appartement dans lequel nous vivions avec ma mère était le « réceptacle de toutes les douleurs », – c’est ainsi que je l’appelais –, j’avais l’impression qu’on avait un « mur des lamentations » à la maison. Toutes les voisines venaient pour se plaindre de leurs maris, de leurs belles-mères, etc., et j’en ai entendu, entendu… et tout cela, tout ce que j’entendais, je le retrouvais en littérature, d’une autre manière, dit autrement, mais c’était ce que vient de dire Samira Bendris, « des mots pour dire des maux ».
Et tout cela a fait son chemin en moi, bien entendu, mais avec une certaine forme de méfiance. Je me disais : Marilyn French, Marie Cardinal, etc., ce sont des Américaines, des Françaises, ce ne sont pas des Algériennes, les Algériennes ne sont pas ainsi, elles ne peuvent pas parler de « ça ». « Ça », c’est quoi au juste ? Alors, vous avez « le » et vous avez « ça ». Jusqu’au jour où j’ai lu Assia Djebar[6], et où j’ai découvert que l’Algérienne pouvait dire ces mots-là, pouvait dire « ça ». C’était quoi « ça » ? C’étaient des relations entre un homme et une femme, c’était le plaisir du corps, c’était le désir des femmes, c’étaient des choses qui me semblaient à moi, dans la famille dans laquelle je vivais, où chaque fois qu’on prononçait le mot « amour », on se retournait pour faire semblant de n’avoir pas entendu, totalement inconvenantes. Vous imaginez aisément ce que « ça » représentait pour nous.
J’ai donc découvert Assia Djebar, et ensuite aussi une grande écrivaine dont on ne parle pas suffisamment, peut-être sans doute parce qu’elle n’a écrit que deux livres, Yamina Mechakra[7].
Mais revenons à Assia Djebar. Plus tard, j’ai pu la rencontrer et parler avec elle. Et je l’ai rencontrée après l’écriture d’un livre qui, pour elle, a été – et elle me l’a dit, c’est pourquoi je me permets de le rapporter – un livre-charnière. Les nuits de Strasbourg[8], c’est un de ses derniers romans, elle en a écrit deux ou trois autres ensuite, mais celui-là, je le redis, a été un livre-charnière. Elle a même dit en public : « Je n’ai pu écrire ce livre qu’après la mort de mon père ». Et c’était quelque chose qui me semblait, à moi, évident, qu’on ne pouvait écrire un tel livre et le donner à lire à son père ou à son frère.
Et donc, il y a eu ces femmes – et je le dis assez souvent – qui m’ont en quelque sorte ouvert le chemin du possible, le chemin de l’écriture, le chemin du dire, « le » dire et dire « ça », sauf que là se posait un autre problème pour moi. J’ai vécu et je vis, nous vivons, en Algérie, dans une société du silence, du caché, de l’indicible ou plutôt du « non-dicible », d’une société de l’interdit. Et donc, faire cette démarche, aller vers ce lieu, ce territoire de la littérature et de l’écriture, c’était franchir un seuil, c’était m’exclure de ce monde que je voulais restituer également par l’écriture. C’est une démarche que je ressens, quant à moi, comme extrêmement douloureuse, extrêmement difficile aujourd’hui, que de devenir un personnage public et de pouvoir dire ce qu’on ne dit pas, ce qu’on n’a pas le droit de dire, ce qui m’a valu plusieurs exclusions, plusieurs rejets, plusieurs rappels à l’ordre, – pas seulement familiaux –, de mon entourage et de beaucoup d’autres.
Mais maintenant, j’ai creusé mon chemin et je me tiens « au seuil », entre les deux mondes. Je me sens sans doute quelque part exclue de ce monde de femmes, de ce monde du silence, parce que je suis entrée dans ce que j’appelle – mais l’expression ne vient pas de moi, elle est d’une écrivaine tunisienne qui s’appelle Fawzia Zouari[9] et je la reprends à mon compte parce que je la trouve très intéressante –, ce que j’appelle donc « le cercle des parlants ». Je suis entrée aujourd’hui dans le cercle des parlants, mais je ne suis pas la seule, et je trouve cela formidable. Bien entendu, il y a des gens qui écrivent des livres, des femmes qui écrivent, des hommes aussi heureusement, des femmes qui éditent. Il y a plusieurs formes d’expression et il y en a une qui m’intéresse et que je trouve extraordinaire aujourd’hui.
Je vais maintenant revenir sur quelque chose qui a déjà été dit, je suppose, quelque chose que je retrouve sur les réseaux sociaux. Les jeunes femmes, les femmes d’aujourd’hui osent se dire et, sur certains forums ou sur certaines « pages », comme on dit, on peut lire des textes de jeunes filles qui font leur confession quelquefois, leur « coming out », qui parlent de « la bêtise qu’elles ont faite avec leur fiancé », – chose qui jusque-là était absolument incroyable. Cela est dit, bien sûr, sous couvert d’anonymat, mais les choses sont dites et je crois que c’est important. Ce qu’il faut noter aussi, et je voudrais terminer par là, c’est que les femmes ne sont plus les seules à « dire », à « le » dire ou à dire « ça ». Aujourd’hui, les jeunes hommes, les garçons disent aussi « ça ». Et, je crois, c’est avec ces mots, que peut-être, peut-être, l’Algérie va guérir.
Maïssa BEY[10]
Pour se procurer les Actes de l’Université d’Hiver « Paroles d’Algérie » (novembre 2016) ou pour lire la recension des Actes du colloque « Paroles d’Algérie » merci de consulter notre site.
NOTES
[1] Marie Cardinal (1928 – 2001), romancière française née à Alger, enseigne la philosophie jusqu’en 1960, puis se tourne vers le journalisme, à L’Express ou encore Elle. Les Mots pour le dire (Grasset 1975) est son roman le plus célèbre. (Wikipédia)
[2] Marie Susini (1916 – 1993), écrivaine française née en Corse. Études de philosophie et de lettres (École du Louvre, Collège de France). Membre du jury du Prix Femina à partir de 1971.
[3] Annie Ernaux (née en 1940) est une auteure française, professeure de lettres. En 2008, elle reçoit le Prix de la langue française pour l’ensemble de son œuvre, pour l’essentiel autobiographique. (Wikipédia)
[4] Marilyn French (1929-2009) est une écrivaine et militante féministe américaine. Diplômée de Harvard (doctorat en littérature). Parmi ses romans les plus connus : Toilettes pour femmes (Laffont, 1978) et Les Bons Sentiments (Acropole, 1980)
[5] Nawal el Saadawi (née en 1931) est une écrivaine égyptienne, médecin psychiatre et féministe. Emprisonnée en 1981 pour s’être opposée à la loi du parti unique sous Anouar el-Sadate, elle relate cet épisode dans son livre Mémoires de la prison des femmes. Libérée sous Moubarak elle fonde en 1982 l’Association arabe pour la solidarité des femmes qui est interdite en 1991. En 2004, elle est lauréate du prix Nord-Sud du Conseil de l’Europe. Elle est faite docteure honoris causa de l’université libre de Bruxelles en 2007. (Wikipédia)
[6] Fatima-Zohra Imalayène, dite Assia Djebar, (1936 – 2015), voir note 5 p.81
[7] Yamina Mechakra (1949 – 2013), voir note 6, p. 82.
[8] Les Nuits de Strasbourg, roman, Actes Sud, 1997.
[9] Fawzia Zouari (née en 1955 en Tunisie). Docteur en littérature française et comparée de la Sorbonne, elle vit à Paris depuis 1979. Elle a travaillé à l’Institut du Monde arabe avant de devenir journaliste à l’hebdomadaire Jeune Afrique en 1996. (Wikipédia)
[10] Écrivain, cofondatrice et présidente d’une association de femmes algériennes, « Parole et écriture ». Elle a reçu en 2005 le Grand Prix des libraires algériens pour l’ensemble de son œuvre.