Carnet estival 2019 – 1 – « Jérusalem menace-t-elle la paix du monde ? », Alain Bittar

Carnet estival de CDM – 1 – Nous commençons notre Cahier d’été en Méditerranée par la publication, d’un extrait des Actes de notre dernière Université d’Hiver consacrée à Jérusalem au cœur de la Méditerranée. Il s’agit de l’intervention d’Alain Bittar dans le débat organisé autour de lui, Avraham Burg et Jacques Huntzinger, sur le thème « Jérusalem menace-t-elle la paix du monde ? »

Alain Bittar se définit lui-même comme un « Soudanais blanc et Arabe chrétien né au Caire » ; Il est de surcroît un partisan convaincu de la laïcité.

Il a fondé à Genève la librairie L’Olivier qu’il dirige depuis une quarantaine d’années et a créé, en 2013, l’Institut des Cultures arabes et méditerranéennes, avec le soutien de la ville de Genève, « pour faire en sorte qu’une fenêtre sur le monde arabe reste ouverte ».

Persuadé que « la culture est un pont entre les peuples » Alain Bittar est l’un des plus fins connaisseurs de la complexité moyen-orientale.

Dans son intervention, il relève que l’une des causes fondamentales de la situation d’injustice que vivent les Palestiniens est « la confusion entre le sacré et le profane, le religieux et le politique ». Elle a conféré à Jérusalem une « puissance symbolique » qui est à l’origine de sa confiscation alors qu’elle devrait tout au contraire rester ouverte.

Puis, s’intéressant plus particulièrement à la période contemporaine, il décrit quelle stratégie mettent en œuvre, sous l’appellation « Israel Victory Project », les sionistes américains et israéliens les plus extrémistes. Il s’agit de ne rien négocier tant que les Palestiniens n’auront pas été définitivement vaincus. Pour Alain Bittar, cette stratégie serait l’inspiration fondamentale de la politique actuellement conduite dans cette région par les dirigeants des deux États.

Élargissant son analyse à tout le Moyen-Orient, il montre que le chaos dans lequel plusieurs États arabes ont été récemment précipités est lui-même le résultat d’une politique réfléchie et concertée ayant un objet identique appliqué à toute la région[1].

Bernard Ughetto

 

[1] Voir à ce propos Tempête sur le Grand Moyen-Orient – Michel Raimbaud – Ellipses, février 2017.

 

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« Bonsoir Mesdames, Messieurs, chers Amis,

Venir parler ce soir de Jérusalem dans le cadre de l’université d’hiver de votre réseau citoyen des acteurs de paix, tient vraiment de la gageure.

Moi-même, arabe du Moyen-Orient, de culture chrétienne, je souffre profondément de ce mélange entre le sacré et le politique que j’essaie de dénoncer depuis des années.

C’est grâce, entre autres, à cette confusion entre le sacré et le profane, le religieux et le politique, que l’on a justifié et que l’on continue de justifier l’injustice faite aux palestiniens.

S’agissant de Jérusalem, tout ou presque a été dit. Et pourtant, on peine encore à appréhender cette question inextricable. Jérusalem est-elle un lieu ? Ou plutôt un lien, une idée, un symbole, un mythe ? Est-elle la propriété exclusive d’un peuple ou a-t- elle pour vocation d’être une ville plurielle, un lieu de métissage, de brassage, de concorde, bref, une ville ouverte ?

Jérusalem ne peut faire l’objet d’une appropriation exclusive. C’est pour cela que comme le dit si bien le chercheur palestinien Bichara Khader, « celui qui oublie Jérusalem n’a pas de mémoire, mais celui qui la veut pour lui tout seul, n’a pas de tête ».  Les vainqueurs éphémères de la géopolitique devraient y réfléchir car jouer avec le « sacré » c’est ouvrir les portes de l’enfer.

Je ne vais pas rentrer dans les riches méandres l’histoire de Jérusalem, d’autres s’en chargent mieux que moi, comme Bichara Khader qui relate dans son livre « L’Europe et la Palestine : des Croisades à nos jours », un épisode particulièrement piquant et fondamentalement instructif.

Lors de la 3e croisade qui s’ébranle en 1188, à la tête d’une puissante armée, stationnée sur les côtes palestiniennes, Richard Cœur de Lion préfère éviter de livrer bataille et tente une négociation avec Saladin par émissaires interposés. Au vu de l’actualité brûlante de Jérusalem, aujourd’hui, l’échange de messages entre Richard et Saladin est riche d’enseignement

« S’agissant de Jérusalem, insiste Richard Cœur de Lion, c’est notre lieu de culte et nous n’accepterons jamais d’y renoncer, même si nous devions nous battre jusqu’au dernier. »

La réponse de Saladin est cinglante : « La ville sainte, est autant à nous qu’à vous. Elle est même plus importante pour nous, car c’est vers elle que notre Prophète a accompli son voyage nocturne et c’est là que notre communauté sera réunie le jour du jugement dernier. Il est donc exclu pour nous que nous l’abandonnions. Jamais les musulmans ne l’admettraient. »

Eh bien, changez les noms de Richard et de Saladin par ceux de Benyamin Netanyahou et Mahmoud Abbas (naturellement aucun de ces deux personnages n’a l’envergure des deux illustres prédécesseurs), on retrouve le même discours en 2018.

Depuis l’époque des croisades, un simple regard en arrière nous montre une histoire à la fois compliquée et très simple où se mélangent croyances religieuses et intérêts géopolitiques,  comme lorsque les chrétiens évangéliques soutiennent activement le mouvement sioniste en étant convaincus qu’il faut regrouper tous les juifs en Palestine afin qu’ils s’y convertissent ou qu’ils soient emportés dans les feux de l’Apocalypse, ou Lord Balfour qui après avoir fait voter en 1905  le « Alien Act » interdisant aux juifs victimes de pogrom en Europe de l’est, l’entrée dans l’Empire britannique,  propose 12 ans plus tard, dans la Déclaration qui porte son nom d’accorder un Homeland juif en Palestine.

Confusion permanente entre convictions spirituelles et intérêts stratégiques.

C’est dire combien, Jérusalem conserve sa « puissance symbolique », et risque de demeurer la pierre d’achoppement dans toute négociation future, mais pour cela encore faudrait-il que le plus fort, à savoir le gouvernement israélien d’extrême droite veuille vraiment négocier…

Dans la période moderne de l’histoire de cette région, dès la chute de l’Empire Ottoman, la loi du plus fort a été imposée aux peuples de la région, divisions en États en fonction des intérêts des puissances coloniales françaises et britanniques, et depuis la création de l’État d’Israël, la loi du plus fort a été imposée au peuple palestinien par le colonialisme israélien et par ses soutiens occidentaux.

Il y a un peu plus d’un siècle, l’accord Sykes-Picot divisait le Moyen-Orient entre la France et la Grande-Bretagne et établissait des frontières nationales qui sont restées en place jusqu’à nos jours. Mais à présent, l’ordre régional est en train de changer.

Nous vivons aujourd’hui une époque de transition géopolitique. La tentative de la Chine visant à remplacer les États-Unis comme première puissance mondiale, ou au moins à devenir un partenaire dans le leadership mondial, suscite une forte attention, et un repositionnement des grandes puissances dans cette région stratégique.

Dans cette configuration, Israël est le seul réel allié des États-Unis dans la région. De cette alliance, Israël puise force et d’impunité pour toutes ses infractions au droit international. À l’immense aide financière dont bénéficie Israël, s’ajoute l’automatisme du soutien américain dans les instances internationales.

N’ayant jamais voulu avoir de frontières délimitées, le rêve colonial israélien semble être celui d’un État qui ne demande qu’à s’étendre le plus loin possible, de la mer au Jourdain et pourquoi pas plus loin.

La rencontre entre le projet colonial sioniste menée par un gouvernement d’extrême droite israélien et le complexe militaro-industriel américain, néo-conservateurs et évangéliques bénéficiant du silence complice de tous les États occidentaux a permis, aux messieurs fol amours et prospectivistes divers, de se lancer dans les projets les plus fous. Sachant très bien profiter des erreurs des régimes arabes en places, régimes autoritaires et corrompus, ils se sont attachés à redessiner la carte du Moyen-Orient en entités tribales ou confessionnelles ou identitaires, dans le plus grand intérêt d’Israël.

La Somalie, L’Iraq, la Syrie, la Lybie, le Soudan, le Yémen, sont tombés dans un chaos bien organisé.

Lorsque l’on voit l’insistance de Bernard Henry Lévy à promouvoir la partition de l’Algérie en soutenant l’indépendance de la Kabylie, on est en droit de se dire que le processus de déstabilisation totale du monde arabe n’est pas terminé.

Dans la discussion, qui suivra, je reviendrais volontiers sur ce que pourraient éventuellement être les rêves de ces apprentis sorciers pour faire suite à ce jeu de cartes mortifère dans la région …

(Réconciliation forcée avec l’Iran, Guerres civiles dans les pays du golfe et en particulier en Arabie saoudite, création d’une zone internationale à la Mecque qui serait confiée aux hachémites en compensation de la perte de la Jordanie. Création d’un état palestinien en Jordanie.

En parallèle à ces deux concepts que sont le « Well organised chaos » et les « Low intensity conflicts » qui se sont développés pour le plus grand bonheur des marchands d’armes, au niveau régional et international : dans les territoires palestiniens, une colonisation, patiente, méticuleuse et irrémédiable continue, ainsi qu’une oppression ininterrompue.

Toute la société palestinienne a été mise sous contrôle total.

La gauche et les ONG israéliennes, qui osent critiquer et combattre l’occupation, sont régulièrement qualifiées d’antipatriotiques, voire de traîtres, par le pouvoir. Des lois sont votées pour restreindre leurs activités. Il ne semble pas y avoir actuellement d’alternative au Gouvernement d’extrême droite colonialiste de Netanyahu.

Dans la phase actuelle, le président Trump et le gouvernement Netanyahu se sont retrouvés autour de ces trois mots « Israël Victory Project ».

Sur la base d’une idée développée par Daniel Pipes, journaliste américain et membre actif du lobby pro-israélien aux États-Unis, ces trois mots : « Israël Victory Project », résument la politique commune menée en Palestine actuellement par le gouvernement de Netanyahu et le président Trump.

Après avoir créé un lobby dans le cadre du Congrès américain, qui travaille étroitement avec son alter ego à la Knesset et qui défend l’idée de base que l’on ne peut faire la paix avec ses ennemis que lorsqu’ils sont définitivement battus ! Il développe une école de pensée qui fait son chemin dans les allées des parlements américain et israélien et qui accorde une préférence pour une victoire israélienne sans appel face aux Arabes palestiniens en lieu et place de négociations.

En résumé, il faudrait que les palestiniens reconnaissent définitivement leur défaite et comprennent qu’ils n’obtiendront rien.

De mon point de vue, c’est dans ce contexte qu’il faut comprendre les décisions israélo-américaines, qui sont autant de coups de force successifs :

  • La Loi sur la judaïté de l’État d’Israël,
  • La reconnaissance par les États-Unis de Jérusalem capitale d’Israël et déplacement de l’ambassade américaine,
  • La décision de fermer la mission palestinienne aux États-Unis
  • L’accélération de la colonisation à Jérusalem et en Cisjordanie.
  • Les nouvelles lois pénalisant les arabes d’Israël.
  • Les crispations autour du statut de réfugié palestinien et d’un éventuel droit au retour qui entrainent la suppression des subventions américaines à l’UNRWA.
  • Et tout dernièrement, la décision du nouvel allié d’Israël, l’Arabie saoudite, de refuser de donner des visas pour la Mecque aux détenteurs de documents de voyage palestiniens afin d’obliger les pays d’accueils des réfugies à les naturaliser afin qu’il ne puisse y avoir de droit de retour.

Sur la base de ce projet de victoire israélienne, tout aujourd’hui est fait pour étouffer et soumettre totalement le peuple palestinien autochtone avec une force qui s’amplifie continuellement.

Face à cette situation, la résilience exemplaire du peuple palestinien ne saurait être suffisante pour contrer la négation totale de son identité par l’occupant ainsi que l’Apartheid, sans l’aide d’une mobilisation mondiale et de fortes pressions sur le gouvernement israélien, telles que celles du mouvement BDS, ou encore une insistance hypothétique de la communauté internationale pour l’application stricte du droit international, ce que les gouvernements israéliens successifs ont toujours refusé de faire.

La diabolisation de toute opposition à la politique coloniale israélienne continue, Tous ceux qui s’opposent à la politique du gouvernement de Netanyahu sont accusés d’antisémitisme ou d’être des « self hate jews » et aujourd’hui pourchassés …. L’oppression fonctionne, la terreur fonctionne…

Aujourd’hui Netanyahu est au volant d’un autobus dans lequel sont embarqués Israéliens et Palestiniens et qui risque fortement de s’écraser contre un mur à plus ou moins court terme.

Si Jérusalem reste un symbole fort, au-delà du symbole son destin semble bien momentanément être lié au rapport de force écrasant et à la géopolitique internationale et régionale. »

Alain Bittar

 

Illustration : le Président américain visite le Mur des Lamentations accompagné du rabbin du lieu, Shmuel Rabinovitz, et Mordechai “Solly” Eliav, directeur général de la Western Wall Heritage Foundation. Jerusalem, 22 mai 2017. (Photo credit: Matty Stern/U.S. Embassy Tel Aviv, Wikipédia)