Sauver des vies – L’action de sauvetage de SOS Méditerranée – 1ère partie

Il y a exactement un an, nous écrivions que face au drame des naufragés qui, année après année, périssent en Méditerranée, l’Europe avait par ses atermoiements, son absence d’action collective, perdu son honneur.

Nous publions aujourd’hui en deux parties et en alternance avec la suite de l’étude de Daniel Rivet consacrée au Maroc, l’analyse rigoureuse de l’évolution du secours aux naufragés que le Président de SOS Méditerranée* François Thomas a rédigée à l’intention de Chrétiens de la Méditerranée.

Comme Patrick Gérault le dénonçait dans son éditorial du 29 juillet dernier, l’Ocean Viking, le navire affrété par SOS Méditerranée pour secourir les naufragés est de nouveau immobilisé par les autorités italiennes sous des prétextes administratifs absurdes.

En un an, cette cause qui éprouve directement les valeurs fondamentales auxquelles les Européens se réfèrent, n’a fait aucun progrès et l’odieux harcèlement étatique contre les ONG qui tentent de sauver notre honneur collectif, se poursuit, pendant que des hommes, des femmes et des enfants continuent à souffrir et périr près de nos côtes.

* SOS MEDITERRANEE est une association civile européenne de sauvetage en mer, créée en 2015, et constituée de citoyens mobilisés face à l’urgence humanitaire en Méditerranée. François Thomas est son Président pour la France. Site français :  https://www.sosmediterranee.fr/.  Site européen :  https://sosmediterranee.org

Sauver des vies

L’Ocean Viking, le bateau ambulance de SOS MEDITERRANEE, est détenu depuis le 22 juillet par les autorités italiennes à Porto Empedocle au Sud de la Sicile. Cette détention dont la raison principale est une interprétation cynique du droit maritime n’est que la dernière étape d’une dérive radicale des Etats européens côtiers de la Méditerranée centrale qui, depuis plusieurs années, font fi des règlements maritimes internationaux mis en place depuis des décennies pour la sauvegarde de la vie humaine en mer. Revenons sur cette dérive qui se traduit par un harcèlement des ONG qui pallient la défaillance des Etats.

De nombreuses raisons peuvent amener une personne, une famille à migrer vers un autre pays. Les migrations humaines existent depuis des millénaires. Les textes de la Bible eux-mêmes rapportent de nombreuses histoires de migrations. Aujourd’hui encore, les routes migratoires maritimes sont nombreuses, que ce soit au départ de Haïti vers les Etats-Unis, du Myanmar vers le Bangladesh, la Thaïlande ou la Malaisie, de Djibouti vers le Yémen. Plus proche de chez nous, les traversées sur de frêles embarcations des côtes françaises du Pas de Calais vers le Royaume-Uni se multiplient, plusieurs milliers de personnes ont traversé la Manche depuis le début de l’année 2020.

Au cours des siècles, ces migrations n’ont pas toujours été effectuées dans la sérénité. En Méditerranée, les écrits de saint Paul nous rappellent déjà que la traversée de cette mer d’échanges peut être périlleuse.

La situation des migrants en Libye est dramatique : les témoignages évoquent la torture, le viol, l’esclavage quotidiens dans les camps. Face à cette inhumanité, les migrants témoignent : « plutôt mourir en Méditerranée que survivre en Libye ». Les départs des côtes libyennes sur des embarcations fragiles se font au grè des conditions météorologiques favorables et sont motivés par la fuite à tout prix de l’enfer libyen.

La présence de navires d’ONG dédiés au sauvetage en mer est récente en Méditerranée : SOS MEDITERRANEE a été créé en 2015 à la suite de l’arrêt de l’opération Mare Nostrum qui avait été mise en place par l’Italie en 2014. Les opérations de sauvetage sont effectuées dans le plus strict respect du droit international, mais ce dernier est bafoué par les Etats côtiers et tout est fait pour gêner, voire stopper le travail des navires de sauvetage des ONG.

Porter assistance à toute personne en détresse en mer est une obligation légale et morale pour tous les capitaines de navires et pour tous les États selon le droit international. Cette obligation est reprise explicitement dans de nombreuses conventions telles que la convention SAR (Search And Rescue), la convention SOLAS (Safety of Life At Sea) et la convention des Nations unies sur le droit de la mer. La convention SAR oblige les États à établir une zone de sauvetage sous leur responsabilité dans laquelle ils assurent la coordination et mettent en place des moyens de sauvetage et des procédures à suivre en cas d’appel de détresse. Les océans et les mers du monde sont divisés en zones dans lesquelles chaque État assure ces responsabilités selon un accord établi par l’Organisation Maritime Internationale (OMI). Lorsqu’un sauvetage a été opéré dans une zone, l’État responsable de celle-ci a l’obligation d’assurer le débarquement des rescapés le plus rapidement possible dans le lieu sûr le plus proche1.

Les ONG de sauvetage en mer Méditerranée centrale pallient le manque de moyens de sauvetage étatique. En Méditerranée centrale, les navires déployés par les ONG jouent un rôle crucial dans la recherche et le sauvetage. A titre d’exemple, selon une enquête du sénat italien, durant les six premiers mois de 2017, une dizaine de navires déployés par les ONG ont assuré le sauvetage de plus du tiers des personnes rescapées sur cette période (33 190 sur les 82 187 personnes sauvées). En 2017 et jusqu’en juin 2018, les navires des ONG ont assuré environ 40% de tous les sauvetages selon un rapport des garde-côtes italiens2.

Après avoir été honorées et félicitées pour leur aide, les blocages et la criminalisation des ONG de sauvetage se sont développés ces dernières années, parallèlement au recul de la solidarité que prône pourtant l’Union européenne.

Contexte :

Le soutien très important accordé par l’Union européenne aux garde-côtes libyens ainsi que l’attribution d’une zone de recherche et sauvetage à la Libye ne se traduisent absolument pas par une amélioration de la situation humanitaire dramatique qui perdure en Méditerranée centrale.

De février 2016 jusqu’en juin 2018, toutes les opérations de sauvetage menées par les ONG ont été coordonnées par le centre de coordination des secours en mer (Maritime Rescue Coordination Center – MRCC) de Rome. Le déclenchement d’une opération se faisait soit par un appel de l’embarcation en détresse aux garde-côtes italiens, soit par signalement d’un navire ou d’un avion patrouillant sur zone. Le MRCC de Rome, alors informé, prenait en charge la coordination des opérations en lien avec le navire le plus proche dérouté pour porter secours, jusqu’au débarquement des rescapés dans un lieu sûr.

Le MRCC italien s’est progressivement désengagé de ce rôle de coordination depuis 2017 au profit des garde-côtes libyens jusqu’à la reconnaissance le 27 juin 2018 d’une « zone de recherche et de sauvetage » libyenne par l’OMI. Pourtant, ceux-ci ne disposent pas des moyens de sauvetage adéquats pour assurer cette mission et ne peuvent pas contrôler l’ensemble de la zone. Leur mandat est d’intercepter les embarcations et de ramener les rescapés dans les camps en Libye, alors même que le pays ne peut en aucun cas, dans la situation actuelle, correspondre à la définition de « lieu sûr » tel que défini par le droit international. Aucun port en Libye n’est considéré comme un lieu sûr ainsi que le soulignent les déclarations de l’ONU et de la Commission européenne.

L’insécurité croissante en Libye et le conflit armé qui s’intensifie affectent toujours plus les civils, et encore davantage les migrants et les réfugiés qui subissent diverses violations très graves des droits humains : enlèvement, détention, violences, viols, extorsion, traite des êtres humains. Selon le Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR), les garde-côtes libyens ont intercepté et ramené de force en Libye 9035 réfugiés et migrants, y compris 1186 enfants au cours de 107 opérations en mer en 2019. Dans le même temps leur formation et le financement de leurs opérations par l’Union européenne ont été renforcés. Ces retours forcés constituent une violation du droit international.

Depuis le deuxième semestre de l’année 2018, les sauvetages ont donc été en théorie « coordonnés » par le centre de coordination des secours de Tripoli (JRCC). Les équipes en mer de SOS Méditerranée ont constaté à de multiples reprises divers graves manquements du JRCC à ses obligations : appels de détresse restés sans réponse, absences ou retards extrêmes dans la coordination des sauvetages, injonctions confuses, instructions aux navires humanitaires de quitter la zone au lieu de mettre en application le devoir d’assistance immédiat, délivrance d’instructions illégitimes telles que de procéder au refoulement des rescapés vers la Libye au lieu de les débarquer dans un lieu sûr, non-maîtrise de l’anglais (langue officielle requise pour les centres de coordination) compromettant fortement les communications, etc.

En 2018, le cadre du sauvetage en Méditerranée centrale a donc volé en éclats et l’obligation de sauver des vies en danger a été mise à mal. Il en a résulté un retrait progressif des navires européens de la zone de détresse pendant que les entraves à l’encontre des navires humanitaires se multipliaient.

Création de SOS MEDITERRANEE et entraves à ses actions :

A la fin de l’année 2014, l’arrêt de la remarquable opération Mare Nostrum mise en place par l’Italie, qui a permis le sauvetage de 150 000 personnes en une année, se produit à la demande de l’Union européenne. La mise en place en 2015 de l’opération Sophia, qui suit, n’a dès le départ pas pour but premier d’assurer le sauvetage des embarcations en détresse. Il s’agit de surveiller les frontières, de lutter contre les trafics illicites.

C’est dans ce contexte d’abandon des moyens étatiques de sauvetage que l’association SOS MEDITERRANEE est créée en 2015. Les premières opérations de sauvetage débutent avec le navire Aquarius en février 2016.

A partir de 2017, par suite d’évolutions politiques en Europe et du manque de solidarité des États européens envers l’Italie, seule à gérer l’arrivée des rescapés, le climat autour du sauvetage change. Des attaques virulentes envers les ONG sont diffusées par les milieux d’extrême-droite italiens, elles sont relayées dans les médias. Des enquêtes parlementaires sont lancées et un code de conduite des ONG est exigé par les autorités italiennes. SOS MEDITERRANEE signera ce code après avoir obtenu certains amendements.

En Italie, le 2 août 2017, le navire Iuventa de l’ONG allemande Jugend Rettet est saisi, ce sera le premier d’une longue série.

(Suite de l’article : De l’Aquarius à l’Ocean Viking).

François Thomas, Président de SOS MEDITERRANEE France.

2 août 2020

Notes

1 Selon la Résolution MSC.167(78) adoptée par le Comité sur la Sécurité Maritime en 2004, un lieu sûr correspond à un emplacement où les opérations de sauvetage sont censées prendre fin et où : la vie et la sécurité des personnes n’est plus menacée ; il est possible de subvenir à leurs besoins fondamentaux (abris, vivres, soins médicaux) ; le transport des personnes sauvées vers leur destination suivante ou finale peut s’organiser.

2 Source: European Union Agency for Fundamental Rights: Fundamental rights considerations: NGO ships involved in search and rescue in the Mediterranean and criminal investigations.

Photo: site de SOS Méditerranée.

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