Louis Massignon, le “catholique musulman”

Louis Massignon, un des plus grands islamologues du XXe siècle, pionnier du dialogue islamo-chrétien, n’est pas un inconnu pour les lecteurs d’Islamochristiana, grâce, en particulier, aux ouvrages que lui a consacrés Maurice Borrmans¹. Objet de nombreuses biographies, cet auteur déroutant et inclassable est à nouveau revisité grâce à l’anthropologue Manoël Pénicaud, à qui l’on doit déjà une étude approfondie du pèlerinage islamo-chrétien des Sept saints de Vieux-Marché en Bretagne². L’auteur a aussi été le commissaire d’une exposition “Lieux saints partagés” présentée dans plusieurs pays du pourtour méditerranéen. C’est grâce aux souvenirs et objets personnels de Massignon rassemblés pour cette exposition et à l’accès à ses archives déposées à la Bibliothèque nationale de France que l’auteur réussit à offrir un nouveau regard sur un personnage déjà bien étudié.

Le sous-titre surprenant, “le catholique musulman” – une citation du pape Pie XI -, souligne combien Massignon fut un homme des frontières, un passeur entre christianisme et islam. Né en 1883 à l’époque du positivisme triomphant, Massignon est revenu à la foi chrétienne en 1907 au cours d’une mission archéologique en Irak, grâce, selon lui, à la prière et à l’hospitalité d’amis musulmans de Bagdad, la famille Alussy. Il fera dès lors de l’hospitalité une valeur sacrée et développera la notion d’”hospitalité interreligieuse”, poussant très loin la recherche de la signification de l’islam pour un chrétien. A ses yeux, les musulmans, descendants d’Ismaël, [le fils de] la servante répudiée d’Abraham, sont aussi dépositaires de la Promesse faite au Père des croyants. Cette conviction s’est forgée en Louis Massignon au cours d’une vie riche et complexe présentée par l’ouvrage au fil de huit chapitres.

Deux premiers chapitres sont consacrés à son enfance, sa jeunesse, l’éveil d’un attrait pour l’Orient et de premiers voyages en Algérie, au Maroc, au Caire et en Irak. L’Orient l’attire et une intelligence exceptionnelle va lui permettre d’en connaître la culture en profondeur, grâce en particulier à une excellente maîtrise de la langue arabe. Très tôt, la mystique musulmane le fascine et il va en explorer les arcanes à travers l’étude d’un mystique musulman martyrisé, Husayn ibn Mansûr Hallâj, mort crucifié à Bagdad en 922 pour avoir proclamé que par son expérience mystique, fondu dans l’océan de la divinité, il ne faisait plus qu’un avec Dieu. L’enthousiasme de sa conversion amène Louis Massignon à fréquenter Charles de Foucauld, Claudel, Maritain.

Le chapitre 3, intitulé La reconversion dans le miroir de l’islam, et le chapitre 6, Le mystique et l’homme de Dieu, nous introduisent au cœur des intuitions massignoniennes : à ses yeux, il y a une communion spirituelle entre les saints des diverses traditions religieuses, qu’il appelle des “compatients” ; leur vie offerte est féconde grâce à une mystérieuse “substitution mystique”, une catégorie que Massignon emprunte à Karl-Joris Huysmans, un de ses principaux inspirateurs. Familier du monde arabe, où il séjourne régulièrement tout au long de sa vie, Massignon a la conviction que les chrétiens de langue arabe ont une mission particulière qui est d’offrir leur vie pour le salut des musulmans. Ceci l’amènera d’ailleurs à devenir prêtre dans le rite grec-catholique melkite.

Il crée avec Mary Kahil une union de prières et d’amitié appelée la Badaliya. Son but, la manifestation du Christ en Islam, “exige une pénétration en profondeur, faite de compréhension fraternelle et de prévenance attentive, dans la vie des familles, des générations musulmanes, passées et présentes que Dieu a mises sur notre route à chacun, nous amenant ainsi jusqu’aux eaux souterraines de la grâce que l’Esprit Saint veut faire sourdre, et dont nous essayons de faire trouver les sources vives à ce peuple d’exclus, retranchés jadis de la promesse du Messie comme descendants d’Agar, et qui garde précieusement, dans sa tradition musulmane imparfaite, comme une empreinte du visage sacré du Christ… ” (Présentation de la Badaliya). On est loin ici d’un prosélytisme indélicat. Il y a, au contraire, un immense respect et même une audace théologique dont on trouve la trace dans les textes de Vatican II : “Ceux qui n’ont pas encore reçu l’Evangile sous des formes diverses, eux aussi, sont ordonnés au peuple de Dieu… Tout ce qui, chez eux, peut se trouver de bon et de vrai, l’Eglise le considère comme une préparation évangélique et comme un don de Celui qui illumine tout homme pour que finalement il ait la vie” (Lumen gentium, 16).

Le reste de l’ouvrage présente à frais nouveaux l’œuvre scientifique de Massignon, son engagement pour la paix et la décolonisation de l’Afrique du Nord et l’impulsion donnée à diverses initiatives comme le pèlerinage islamo-chrétien des Sept saints dormants d’Ephèse en Bretagne³, une occasion à ses yeux de promouvoir une meilleure compréhension mutuelle.

Une bibliographie sélective et une très riche iconographie complètent utilement cet ouvrage dédié au jésuite Paolo Dall’Oglio, fondateur du monastère de Mar Moussa en Syrie, disparu depuis 2013. 

Jean Jacques Pérennès, op⁴