Titre

L’ambivalence politique de l’islam

Sous titre

Pasteur ou Léviathan ?

Auteur

Anoush Ganjipour

Type

livre

Editeur

Paris : Seuil, 2021

Collection

L’ordre philosophique

Nombre de pages

377 p.

Prix

24 €

Date de publication

24 juillet 2021

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L’ambivalence politique de l’islam.

Ce livre est important, car, sur la question névralgique du rapport entre l’islam et le politique, il apporte un éclairage philosophique de haute tenue intellectuelle. L’auteur parvient à croiser et faire échanger, de biais, des penseurs de l’Antiquité (dont Platon et ses lointains disciples), de notre Moyen Âge (Ibn ‘Arabî, Joachim de Flore) et modernes (de Spinoza à Léo Strauss et Henri Corbin, auxquels s’ajoutent les classiques arabes et perses du réformisme musulman). Cela tient de la performance, car l’auteur a lu tous les classiques qu’il commente textes à l’appui. Ajoutons qu’il s’inscrit dans la mouvance de Michel Foucault, de ses articles à chaud sur le “pouvoir spirituel” dans l’Iran fin 1978, début 1979, comme de ses dits et écrits sur la gouvernance pastorale. C’est signaler combien cet ouvrage est exigeant pour le lecteur, mais qu’il se présente à lui comme un défi : celui de croiser les grands noms de la pensée politique en contexte latin-occidental, juif et islamique. Il en résulte inévitablement une propension à l’hermétisme langagier, renforcée par une familiarité étendue avec la pensée shi’ite ésotérique et Henri Corbin, son interprète raffiné.

Cela dit, la thèse centrale de ce philosophe d’origine iranienne mérite d’être connue de près par tous ceux qui se piquent de connaître, ne fut-ce qu’un peu, l’islam, cet objet d’histoire immense et énigmatique pour l’observateur du dehors. Retenons-en la pointe affirmée, affinée à plusieurs reprises au cours du livre. Que le système de pensée théologico-politique en islam est bien plus compliqué (ambivalent) qu’on ne le dit en Occident. Qu’il se fonde sur la tension entre une double polarité entre le politique et le théologique et entre le pouvoir d’essence monarchique et l’autorité d’inspiration pastorale. La double titulature des premiers successeurs du Prophète le signifie exactement : successeur/lieutenant (calife) et guide mainteneur du sens du message prophétique (imam). Mais ces deux pôles ne se recoupent pas exactement, si bien qu’il y a une tension entre les deux, sans jamais que ne se résolve cette ambivalence, sinon éphémèrement, dans des constructions historiques inachevées. Car, quand le modèle de souveraineté monarchique l’emporte, le modèle pastoral fait contrepoids et résiste jusqu’à un retournement de situation historique. Et le balancier fonctionne aussi rigoureusement en sens inverse, lorsque l’anarchie inhérente à une guidance a(anti)politique appelle au retour d’un pouvoir monarchique, qui est une construction impériale devant beaucoup à la figure du roi-philosophe grec et au savoir-faire bureaucratique des Perses convertis.

Cette oscillation entre ces deux modèles d’autorité de la souveraineté et de la guidance pastorale, Ganjipour la suit pas à pas depuis Mahomet jusqu’aux penseurs réformistes sunnites et shi’ites. Les uns, comme les autres, préconisent, au feu d’une modernité venue d’ailleurs, la construction d’une “démocratie musulmane”, qui procède d’une “monarchie constitutionnelle”, sans rien lâcher sur la Loi islamique (la shari’a), de sorte que la voie et la Loi coïncident. La théorie shi’ite de la “souveraineté absolue du juriste” élaborée par l’imam Khomeyni est évidemment plus compliquée que la conception sunnite d’un calife expert en gouvernance des croyants par Rachid Rida. Selon ce modèle de cité en quête d’une “théologie politique” qui régirait le faire autant que le croire, l’islam apporterait la “religion civile” qui manque à la modernité. Celle-ci, sécularisée, aurait sombré dans le nihilisme à force de distorsion entre l’espace public, qui est politique, et la sphère de la croyance, qui est devenue de l’ordre du privé.

On ne restituera pas la richesse factuelle de cette démonstration, convaincante quand elle se fonde sur la sémantique et la critique textuelle. La philologie fait ressortir le sens de mots clés du vocabulaire, qui fonde une théologie politique : milla (la religion de la communauté) par opposition à dîn (la foi personnelle), la “voie droite” (au désert, vitale pour ne pas s’égarer) afin de rester dans le “bon chemin” (la shari’a), le malik (la seigneurie absolue) et le rabb (le Dieu qui pardonne, auquel revient le croyant égaré) dans le Coran, la wilâya (l’assistance aimante) et le walî (l’ami/l’aimé, le gouvernant/le gouverné), etc. Quant aux textes fondateurs d’une pensée islamique politique, qui émanent des penseurs, du philosophe de la cité vertueuse Farabi au shi’ite Mollâ Sadr Shîrâzî, ils sont émaillés de citations toujours parlantes et font ressortir ce balancement entre ceux qui sont du côté du prince constructeur d’une bureaucratie et ceux qui penchent pour une théosophie, où l’important c’est la guidance mystique des âmes et non la souveraineté contraignante exercée par un roi sur ses sujets.

*

L’auteur n’évolue pas seulement dans la métahistoire. Il s’arrache à la tentation de la phraséologie et restitue avec clarté des contextes historiques : depuis celui de l’Antiquité tardive, dont Mahomet serait le sceau, à celui de l’époque ottomane, moghole, safevide et du Maghreb pré-moderne, lorsque le saint guerrier se fait savant. Il conclut ce vaste périple historique par un bond final dans l’Iran en révolution.

Cet ouvrage foisonnant tient autant du traité systématique déroulant le fil rectiligne d’une thèse que du vagabondage le long de chemins, où l’on rencontre des figures inattendues et des pensées étrangères à l’islam (Denys l’Aréopagite, Joachim de Flore, Hobbes et Carl Schmitt, Freud et Benny Lévy, etc.). Chacun y trouvera sa provende selon son inclination. Ce que Ganjipour écrit sur la lecture vétéro-testamentaire d’Israël par le Prophète de l’islam m’a particulièrement intéressé. A savoir qu’Adam n’a pas péché, puis été racheté, mais qu’il s’est égaré en oubliant le pacte conclu avec Dieu, et qu’il a été pardonné. Ce qui introduit la politique d’amitié dans le livre sacré des musulmans : trait à croiser avec la philia grecque plus qu’avec l’agapé chrétienne. Et ce point illustre une dimension clé de la figure pastorale, qu’illustre ce propos attribué par la tradition à Omar, le second des califes “bien dirigés” et le premier conquérant d’un empire islamique : “Si une seule brebis se perd au bord du fleuve Euphrate, je serais effrayé de l’idée que Dieu m’interroge dessus” (p. 169). Mais je retiens aussi qu’à la figure d’Adam le rebelle s’oppose Abraham, le soumis. C’est à la religion abrahamique, tronc commun des trois monothéismes, que l’auteur revient sans cesse comme à une bouée lumineuse sur le sombre océan de l’histoire : non pas un Abraham de toute éternité, mais l’Abraham de l’Antiquité tardive, sur la lancée de Paul de Tarse et de Mahomet, avec des points de passage entre l’un et l’autre messager. Abraham, que surpasse la figure idéale de David, le seul à combiner d’aussi près la Loi et la voie, la souveraineté royale et la guidance pastorale.

De cette relecture d’une Antiquité tardive où s’élabore une méta-religion avec plusieurs interprétations monothéistes dans un contexte de pensée néo-platonicienne, Ganjipour déduit qu’il nous faut revenir en Occident à ce nœud du théologico-politique non tranché depuis cette époque. L’avoir oublié serait l’acte manqué de notre modernité. Les héritiers d’Abraham auraient pour tâche de poursuivre en commun la recherche d’une “religion civile” et d’une “politique de l’amitié” et c’est même “à partir de ce topique tardo-antique qu’on pourrait repenser l’islam en même temps que la modernité” (p. 366).

Ce faisant, cet intellectuel de culture musulmane polyglotte1 nous tend une perche pour penser d’où vient l’écart entre “eux” et “nous”, qui ne se réduit pas à ce salafisme devenu le pont aux ânes des pensées paresseuses et qui vient de bien plus loin et plus profond que du tumulte contemporain. A nous de saisir cette perche, de l’examiner de près, de la discuter sur le mode du débat et non pas du combat inhérent à l’esprit du temps.

Daniel Rivet2

Notes de la rédaction

1 Anoush Ganjipour était l’invité – avec Bernard Bourdin – de l’émission Cultures d’islam (France Culture) du 11/10/2015, sur L’islam et la loi politique (59 mn).