Titre
Les damnées de la mer.Sous titre
Femmes et frontières en MéditerranéeAuteur
Camille SchmollType
livreEditeur
Paris : La Découverte, nov. 2020Collection
Cahiers libresNombre de pages
247 p.Prix
20 €Date de publication
21 septembre 2021Les damnées de la mer : femmes et frontières en Méditerranée
Les damnées de la mer ! Dès le titre du livre, le ton est donné1. Damnées est au féminin car ce sont les femmes, comme l’indique le sous-titre, dont Camille Schmoll veut parler : Femmes et frontières en Méditerranée. Or, pour des femmes migrantes, “il n’est pas question ici de ‘passage des frontières’ mais plutôt de ‘vie à la frontière’ ou dans la frontière” (p.14), et, plus précisément, sur l’île de Malte et en Italie.
Géographe engagée, spécialiste des migrations en Méditerranée, Camille Schmoll2, tout en saluant 40 ans de recherches sur les migrations féminines (p.192-196), note que le rôle des femmes en migration est encore sous-estimé et s’interroge sur les raisons de cette invisibilité. Son premier objectif est donc de faire connaître l’histoire des Africaines qui traversent la Méditerranée.
Pédagogue, elle précise son propos : “Ce sont [les] différentes facettes de la migration féminine que je souhaite éclairer…” (p.13). Il s’agit, en effet, d’une approche attentive à la complexité des migrations féminines dont “la diversité interdit toute généralisation” (p.195-196).
“Comment vit-on et survit-on à la frontière ? ; cette question constitue le fil conducteur de mon propos. Avec pour corollaire : jusqu’à quel niveau de violence les politiques migratoires peuvent-elles aller ?” (p.16).
Après une longue enquête de huit ans sur le terrain (2010-2018), pour recueillir environ 80 récits de femmes, l’auteur indique qu’elle a “articulé trois stratégies de recherche : des observations de ‘lieux-frontières’3, le recueil de récits de trajectoires, des suivis de femmes migrantes” (p. 205).
Femme, Camille Schmoll est bien placée pour écouter les femmes migrantes et “observer les questions migratoires” à partir de leur point de vue : il s’agit de “féminiser le regard” (p.197-199). Son souci : “prêter attention aux existences et expériences féminines” en prenant en compte des domaines peu abordés : l’intimité, le rôle des émotions ou des corps, afin de penser la migration comme une expérience corporelle dont il existe des moments-clés : le passage par les prisons libyennes et les violences sexuelles ; la traversée de la Méditerranée ; l’arrivée en Europe. (cf. Récit de La vie de Julienne, ch.1).
Que se passe-t-il dans ces lieux où des femmes arrivent “exténuées par leurs trajectoires et se retrouvent derrière les barreaux” (p.99) sans savoir pourquoi ni pour combien de temps ? Il s’agit de criminaliser l’asile4 par la rétention5 (p. 107). “Hotspots, centres de rétention ; hubs et centres de transit… Le point commun entre ces lieux de contrainte et de contrôle est que “la routine des corps – manger, se laver, dormir – se mue en violence dans la mesure où toute forme d’autonomie et d’intimité semble niée.” (p.108). De plus, la phase qui s’écoule entre l’arrivée aux frontières maritimes et la décision finale de la Commission d’asile est une véritable “épreuve” (p.133), “une interminable attente, du fait d’un système d’asile surchargé et du manque d’alternatives en termes de régularisation” (p .185)6. Pour ces femmes “immobilisées par défaut de statut7” et passées par “l’épreuve de la Méditerranée”, “l’épreuve de la frontière à de nombreuses reprises […] et au moment de l’entretien” (p. 210), la migration est, sans aucun doute, une “épreuve du corps” (p. 169).
Riche d’une documentation exceptionnelle8, ce livre est un vibrant et remarquable plaidoyer montrant “combien la marginalisation des personnes migrantes et le durcissement des politiques migratoires […] desservent la cause des femmes” dont Camille Schmoll se fait l’avocate. (p.186)
Témoin de la désillusion voire de la révolte ressentie par ces femmes : “Je pensais atteindre l’Europe et n’ai récolté que la prison” lui disait l’une d’elles (p.99), elle constate que ces violences, pourtant connues grâce aux medias et aux ONG, “n’ont pas entraîné de sursaut de la part du monde politique européen.” (p. 186-187)9
Mais loin de réduire ces femmes africaines migrantes à la condition de victimes, Camille Schmoll préfère souligner leur capacité à résister et à poursuivre leurs trajectoires, malgré les obstacles, et leur volonté de gagner ainsi leur autonomie, en espérant une issue favorable10…
Nicole Girardot
Membre de CDM
1 Cf. Les damnés de la terre /Franz Fanon.- La Découverte, 2004.-(La Découverte Poche/Essais ; n°134), d’abord publié en 1961, aux éditions François Maspero. (cf. Les damnées de la mer, note 29 p.243)
2 Enseigne à l’Université de Paris. Membre de l’Institut universitaire de France, de l‘Institut Convergences Migrations et du Laboratoire Géographie-cités. Elle a fondé, avec Hélène Thiollet et Virginie Guiraudon, le Groupe international d’experts sur les migrations (GIEM). Cf. Méditerranée. Frontières à la dérive / sous la dir. de Camille Schmoll,… Nathalie Bernardie-Tahir et Babels.- Neuvy-en-Champagne : Le Passager clandestin, 2018. En annexe aux Damnées de la mer, elle reconnaît que son approche de plusieurs lieux-frontières l’inscrit du côté des terrains des sociologues et anthropologues de la mondialisation ou des migrations tels que Michel Agier, Marc Augé, Michel Péraldi, Alain Tarrius, Marc Abélès, ceux qui l’ont le plus influencée. (Cf. p. 207)
3 Il s’agit des centres d’accueil familiaux et pour femmes isolées, de Hal Far et de Balzan à Malte ; du CARA (Centre d’accueil pour demandeurs d’asile, en Italie : Centro di Accoglienza per Richiedenti Asilo, institué en 2002) de Castelnuovo di Porto ; du Centre de rétention pour femmes de Ponte Galeria, en Italie (p.208).
4 Cf. La mise en place de toute une série d’opérations de tri et de séparation entre ce qui est reconnu, d’un côté, comme de la migration forcée (légitime) et, de l’autre, comme de la migration volontaire et économique (illégitime) ! (p.73). Sur ce point, lire le témoignage de Pascal Brice, Sur le fil de l’asile.- Fayard, 2019
5 On peut parler de “camps” pour étrangers : cf. note 1 p. 227 : Claire Rodier et Emmanuel Blanchard.- Des camps pour étrangers.- Plein droit, n°58, déc. 2003 ; Michel Agier.- Gérer les indésirables : des camps de réfugiés au gouvernement humanitaire.– Flammarion, 2008
6 Attente de plus d’un an – parfois deux, en cas d’appel -, à laquelle s’ajoute l’attente du rendez-vous à la préfecture pour avoir les papiers, qui peut encore durer plusieurs mois ! (p. 133).
7 Note de l’auteur : Frédérique Fogel.- Parenté sans papiers.- La Roche-sur-Yon : Dépaysage, 2019, p.31 (note 1, p. 240).
8 Cet ouvrage, issu d’une thèse d’habilitation – à diriger des recherches en géographie – soutenue en 2017, à l’université de Poitiers, se termine par une annexe méthodologique (p.205-215) suivie de 283 notes (p.219-244).
9 “Bien au contraire, les accords italo-libyens sont tolérés, voire érigés en exemple d’action efficace, tandis que le travail des ONG en mer continue à faire l’objet de campagnes de dénigrement.” (p.187).
10 Sur les migrants, réfugiés et demandeurs d’asile, on pourra lire sur notre site plusieurs recensions, notamment : Migrations en Méditerranée : permanences et mutations à l’heure des révolutions et des crises / sous la direction de : Camille Schmoll, Hélène Thiollet, Catherine Wihtol de Wenden.- CNRS Editions, octobre 2015.
Et aussi : En mer, pas de taxis ; Ce grand dérangement : l’immigration en face ; Atlas des migrations : de nouvelles solidarités à construire ; Je suis partie pour vivre ; Sur le fil de l’asile ; La grâce de l’hospitalité ; Accueillir l’étranger : le chantier des migrations ; Vaincre nos peurs et tendre la main ; La fin de l’hospitalité : l’Europe terre d’asile? ; Le courage de l’hospitalité ; L’étranger qui vient : repenser l’hospitalité ; La fraternité bafouée ; Osons la fraternité ! ; Atlas des migrants en Europe ; La condition de l’exilé : penser les migrations contemporaines ; Exode, exil, déportation : les migrants et Dieu … etc. A lire également : La loi de la mer : récit / Davide Enia ; trad. de l’italien par Françoise Brun.- Albin Michel, 2018.- (Le livre de poche).
Parmi les Regards : Olivier Brachet – Comment “apprécier” notre problème d’immigration, et, dans l’actualité notée le 28/04/2021, informations de SOS Méditerranée : Nouveau naufrage meurtrier de migrants en Méditerranée.