Christian Lochon raconte Beyrouth, où il habite, tout en enseignant à l’université Paris II. Il collabore à l’Académie des Sciences d’Outremer et à l’Œuvre d’Orient. Il est administrateur de Chrétiens de la Méditerranée et a déjà donné à notre site ses analyses historiques fouillées (1). Il ajoute ainsi une pièce d’actualité, présentée lors de la dernière Assemblée générale de Chrétiens de la Méditerranée, au dossier que nous avons consacré au Liban.
INTRODUCTION
Près du site de l’explosion du port du 4 août 2021, un prêtre maronite, Père Hani Taouq, récemment venu à Paris pour l’Œuvre d’Orient, et son épouse ont installé “La Cuisine de Marie”, cantine qui sert de 600 à 800 déjeuners quotidiens. Le jeudi, les ouvriers qui travaillent à la reconstruction du port viennent aussi déjeuner car c’est le seul jour avec viande.
Un ami, qui a créé une maison d’accueil pour handicapés physiques et mentaux, était allé demander de l’aide à un député (chrétien) libanais. Ce dernier lui a donné son avis. “C’est beaucoup trop beau pour des handicapés (sic)”.
Ces deux anecdotes montrent le profond déséquilibre entre une société de nantis (48 mille personnes possèdent 58% du patrimoine libanais) et la société civile qui se paupérise.
GOUVERNEMENT
“On n’a pas un dictateur ; on en a 18” (les chefs des 18 communautés confessionnelles), disent les opposants.
La guerre est finie mais les seigneurs de la guerre sont toujours là. Berri, Geagea sont des chefs miliciens.
Le Gouvernement actuel est formé de technocrates, la plupart hyper-diplômés et compétents mais les conseillers du Premier Ministre ne les laissent pas gérer dans l’intérêt d’une société civile. Ils ont été désignés en tant qu’appartenant à une confession, chrétienne (Aoun, Marada, Tachnag) pour 12 d’entre eux, chiite pour 5 (Hezbollah, Amal), sunnite pour 5 (Miqati), druze pour 2 (Joumblatt et Arslane).
Une seule femme alors que le gouvernement précédent en comptait six !
CORRUPTION
Panama Papers, le Liban en tête (2).
L’Agence française de Développement gère les subventions sans passer par des instances gouvernementales libanaises.
Riad Salamé, directeur de la Banque du Liban depuis vingt ans, a couvert toutes les malversations et les délits d’initiés du Cartel confessionnel ; il a été surpris par la douane française le 6 septembre 2021 avec 90 000 euros dans sa valise, qu’il avait oublié de déclarer. A un moment où tout citoyen libanais ne peut obtenir de sa banque que 50 dollars par semaine !
CONFESSIONALISME
L’administration est grignotée par la distribution de la “Rente”. L’aéroport de Beyrouth est la propriété de Nabih Berri qui y nomme les douaniers, les employés, tous chiites.
Le Hezbollah est le principal obstacle à la mise en place d’un État de droit, mais il n’est pas le seul. On est chiite, sunnite, chrétien, druze, confessionnellement mais aussi politiquement.
Le véritable obstacle à la réforme réside dans la nécessité d’un consensus entre tous les groupes confessionnels pour passer la plus petite réforme. Le système confessionnel empêche l’État de fonctionner.
Les chefs des milices gèrent le Pouvoir mais pas l’État.
On a vu des troubles confessionnels s’élever entre chrétiens et chiites à Maghdouché (ville melkite) le 21 septembre 2021 devant les points de vente de l’essence. Le Hezbollah a récupéré l’essence fournie par l’Iran pour sa communauté.
POPULATION
Les sources onusiennes, 2020, révèlent un taux de pauvreté de 55%, d’extrême pauvreté de 23% pour les Libanais.
Palestiniens au Liban : taux de pauvreté, 80%, de chômage, 80%.
Les Syriens reçoivent une indemnité mensuelle de 400 dollars, que leur envient les Libanais. Les réfugiés syriens qui ont essayé de rentrer en Syrie ont été maltraités dès leur passage en douane.
80 000 étudiants attendent la réouverture de l’Université libanaise.
L’expatriation des jeunes est galopante.
Celle des médecins également (40% ont émigré) et des infirmiers (30%).
RÉVOLUTION
Le 20 octobre 2019, la jeunesse manifeste dans “Le Mouvement” (Al Haraka).
Le but : un État civil (“madani“), mais pas entièrement laïque.
Ils décrivent l’ensemble de la classe politique dans le slogan : “Kullun, yaEni kullun !” (Tous coupables, ils sont tous coupables !)
RÉPRESSION DES MANIFESTANTS
Février 2020, la population à Tripoli, à Beyrouth, brave les interdictions de sortie dues à l’épidémie ; il s’agit de journaliers qui, s’ils ne travaillent pas chaque jour, ne mangent pas, car la paie est quotidienne.
La répression fait rage devant la demeure de Nabih Berri ; ses hommes de main ont maltraité les manifestantes qui venaient protester contre les conséquences de l’explosion (logements, ateliers détruits sans compensation).
CRISE
Elle est liée
-à l’aggravation de la crise économique et financière. Les banques bloquent les comptes, seulement l’équivalent de 50 dollars par semaine peut être retiré en livres libanaises. Elle est aussi monétaire, le dollar étant passé de 1 500 livres libanaises en 2019 à 20 000 actuellement.
-au COVID-19.
– à l’explosion dans le port de Beyrouth du 4 août 2020.
– au volume extrêmement bas des exportations, 3 milliards de dollars en 2018, par rapport aux importations, 23 milliards de dollars, qui représentent près de 50% du PIB.
– à la hausse des prix à la consommation qui a atteint 123% en juillet 2021.
– à la disparition du courant électrique fourni par l’État (deux heures par jour). La restructuration du secteur de l’électricité, toujours en panne depuis vingt ans, a été la poule aux œufs d’or des Ministres de tutelle de l’Énergie.
EXPLOSION DU 4 AOUT 2020
L’incendie de plusieurs centaines de tonnes de nitrate d’ammonium, stockées sans précaution dans le port depuis 2013, a fait 217 morts, 6 500 blessés.
L’État n’a pas assuré les secours, aucun officiel libanais ne s’est déplacé dans les quartiers détruits. Seul, le Président Macron ira à pied dans le quartier du Port, accompagné du Premier ministre libanais, insulté puis exfiltré.
Israël est toujours soupçonné d’un bombardement aérien ce jour-là, un avion ayant été aperçu par des témoins. Il a été revendiqué quelques minutes par le Premier ministre Natanyahu, mais son tweet a immédiatement été effacé après les premières annonces de la tragédie humaine.
Le Port était une manne pour toutes les milices qui se partageaient le produit des taxes.
ÉLECTIONS 2022, UN ESPOIR ?
Les chefs de clans se feront réélire sans vergogne. Sur 124 députés, on pourrait imaginer 20 élus de la société civile (une seule dans la dernière Chambre : Paula Yacoubian), dont quelques femmes qui ont beaucoup participé aux manifestations.
Les députés ne veulent pas abaisser l’âge de l’électorat de 21 à 18 ans, pour ne pas donner la parole aux manifestants, qui sont surtout des jeunes.
Le découpage électoral a été institué pour faciliter l’obtention des sièges aux miliciens.
La parité entre Chrétiens et Musulmans est limitée par le fait que beaucoup de députés chrétiens pour se faire élire doivent être inscrits sur les listes des “zaïms” locaux chiites ou sunnites, donc ils n’auront aucune liberté de vote.
S’il apparaissait que les élections puissent leur être défavorables, les chefs du “Cartel” les repousseraient.
CONCLUSION
Actuellement, la caste dirigeante inamovible procède à une restauration de l’ancien désordre, à une contre-Révolution.
Le FMI exige l’arrêt total de la contrebande avec la Syrie, mais c’est le Hezbollah qui l’organise et il est au Gouvernement.
Il faut alléger la fonction publique car les fonctionnaires sont recrutés par les politiciens à des fins clientélistes.
Il faut séparer le pouvoir politique et le pouvoir judiciaire mais le Hezbollah empêche toute action au juge Tarek Bittar qui mène l’enquête sur l’explosion du port de Beyrouth. Les députés incriminés, anciens responsables ministériels, ne voient pas leur immunité parlementaire levée, par solidarité de leurs collègues.
Les transports en commun ont été abandonnés par l’État parce qu’ils rapportaient moins aux intermédiaires (députés, directeurs généraux de ministères de tutelle) que la vente de voitures ou d’essence.
Le salut du Liban ne viendra pas de l’étranger, l’Iran soutient le Hezbollah, la Syrie en partie les Sunnites, le désengagement saoudien vis-à-vis du Liban est appelé à durer (Riyadh paie cependant les salaires du clergé sunnite).
Iraniens et Irakiens rivalisent de livraisons d’essence. Mais le Hezbollah subtilise les livraisons de l’Iran à l’usage des chiites exclusivement. Le Liban a d’ailleurs des réserves de pétrole dans ses eaux territoriales mais il faut les délimiter avec Israël, ce que refuse le Hezbollah sous la pression de l’Iran.
Pour Paula Yacoubian (14 septembre 2021 à la Biennale de Venise) : “Il y a deux Liban incompatibles : le politicien et le citoyen”.
Pour Adel Akl, psychiatre : “Un gouvernement qui ne gouverne pas, des responsables qui s’entredéchirent et se barricadent derrière leurs communautés respectives” (quotidien L’Orient, septembre 2021)
Pour l’ancien député tripolitain sunnite, Abdelhamid El Ahdab : “La chute du système est inévitable, la désintégration des institutions étatiques est une réalité et la probabilité de la continuité économique et financière est nulle” (L’Orient du 11 septembre 2021).
Christian Lochon
Notes de la rédaction.
(1) Voir ses interventions lors des tables-rondes en viosio-conférence sur “Sunnites et chiites en Irak” le 6 avril 2021 à l’occasion du voyage du pape François en Irak et sur “Les Palestiniens et les nouveaux accords arabo-israéliens” le 1er juin 2021.
(2) L’élite libanaise est aussi bien représentée dans l’affaire des Pandora Papers, le dernier épisode de vastes trafics financiers et d’évasion fiscale à l’échelle mondiale découvert début octobre 2021 par un collectif de journalistes d’investigation.