50 ans d’Eglise en Algérie: de Mgr Duval à Mgr Bader
Il ne s’agit pas pour moi ici de faire œuvre d’historien ; ce que je ne suis pas ! Il s’agit plutôt de retracer à grands traits l’évolution d’une Eglise à laquelle j’appartiens, étant prêtre du diocèse d’Oran depuis 1975. Avec une part de subjectivité, sûrement ! Avec une approche qui aurait pu être différente, probablement.
Cette Eglise d’Algérie a deux caractéristiques majeures qui nous intéressent au premier chef ici :
D’une part, il s’agit d’une Eglise ayant partie liée avec un processus de colonisation puis décolonisation. L’Algérie a été colonisée par la France de 1830 (même si cette date doit être fortement nuancée selon les régions du pays, le Sahara ne l’ayant été que bien plus tard) à 1962. Elle fête en ce moment, depuis le 5 juillet, les 50 ans de son indépendance.
Si l’Eglise, le christianisme ont existé en Afrique du Nord aux tout premiers siècles, d’une façon même assez brillante – il suffit pour s’en convaincre de penser à Saint Augustin d’Hippone – elle a presque complètement disparu presque un millénaire. L’Eglise s’est donc réimplantée dans ce pays à partir de 1830 à la faveur de la venue des populations françaises, espagnoles, maltaises, italiennes venues s’installer dans ce pays… Durant ces 130 ans, elle a été essentiellement et dans sa partie la plus visible une Eglise liée à ces populations coloniales, même si quelques ordres religieux, dont les Pères et les Sœurs Blanches, ont opté pour une vie en population musulmane, créant des écoles, des dispensaires, des centres d’apprentissages au service des « indigènes ».
L’autre caractéristique de cette Eglise est de vivre – y compris au cours de la période coloniale au sein d’une population autochtone presque entièrement musulmane. Même au cours de cette période, le nombre de musulmans convertis au christianisme est resté très faible. Les communautés chrétiennes essentiellement berbères n’ont jamais dépassé quelques dizaines de milliers de personnes, dans un pays qui avait alors près de 10 millions d’habitants.
Une période charnière : les années 60.
50 ans d’histoire : cela nous ramène à 1962. Il est toutefois utile de dire quelques mots, les plus dépassionnés possibles, sur cette période de la fin de la colonisation et de la guerre d’indépendance.
Si globalement, les fidèles chrétiens et leurs pasteurs, attachés à ce pays dans lequel ils étaient nés, pour lequel ils avaient œuvré, dans lequel ils avaient toujours vécu, parfois sans jamais venir en « métropole », ont opté pour « l’Algérie française », ce choix n’a pas entrainé tout le monde, loin s’en faut, sur la voie de la violence ni même du racisme ou de la haine de l’autre. Si un cloisonnement existait entre les différentes populations, il était plutôt fait d’ignorance réciproque, voire d’exploitation économique. De vraies relations pouvaient aussi se développer, surtout dans les quartiers populaires ou les zones rurales.
Mais, dès 1954, la lutte pour l’indépendance eut son lot d’horreurs, ces attentats aveugles de part et d’autre (même si une distinction est bien évidemment à établir entre ceux qui combattent pour la liberté de leur pays, pour leur liberté, et ceux qui combattent pour rester par tous les moyens sur un territoire colonisé militairement un siècle auparavant), et surtout la torture pratiquée massivement par l’armée française chargée de « rétablir l’ordre », de maintenir à tout prix l’ordre colonial.
De cette période de grande violence, une figure émerge, celle du Cardinal Léon-Etienne Duval.
Savoyard, il est né le 9 Novembre 1903 à Chênex et fut ordonné prêtre pour le diocèse d’Annecy en 1926 ; il y sera directeur des Œuvres, professeur au Séminaire, et Vicaire Général. En 1947, le pape le nomme évêque de Constantine et d’Hippone (la ville de Saint Augustin). 1947, c’est 2 ans seulement après les graves événements qui ont secoué plusieurs villes de l’Est Algérien, dont Sétif, où il y a eu plusieurs dizaines de milliers de morts, vrai commencement pour beaucoup d’historiens de la « guerre d’Algérie ».
Il arrive donc jeune évêque de 44 ans dans une région meurtrie, mais aussi très pauvre, où les populations autochtones, en particulier dans les Aurès, vivent dans une très grande misère.
En mars 54, il succède à Mgr Leynaud, comme archevêque d’Alger. C’est quelques mois avant le début de l’insurrection du 1er Novembre. Dès 1956, il se prononce en faveur de l’autodétermination des populations d’Algérie, ce qui lui vaut l’animosité, puis la haine des français d’Algérie, qui savent bien qu’un processus d’autodétermination ne peut que leur être défavorable – ils sont moins d’un million dans un pays qui en compte près de 10. Durant tout le conflit, il interviendra sans relâche pour obtenir la grâce d’Algériens condamnés à la peine capitale, pour dénoncer vigoureusement et s’opposer à la torture. Il interviendra pour qu’une clinique dans laquelle exercent des Sœurs Blanches accepte de soigner des maquisards blessés… Enfin, avant même l’indépendance, il négocie avec des responsables du Front de Libération Nationale, la place que pourrait avoir l’Eglise dans une Algérie devenue indépendante.
Il sera créé cardinal en 1965 et recevra la nationalité algérienne.
Dans cet engagement pour l’indépendance du pays, il est très isolé, souvent menacé, visé par des attentats ; mais il n’est pas seul. Une petite minorité de chrétiens, dits « libéraux », l’accompagnent dans sa démarche (les Chaulet, les Vandevelde, les Grangaud…) et aussi quelques prêtres, principalement dans la Mission de France, mais aussi des personnalités un peu hors normes comme le père Carmona, le père Bérenguer, le Père Scotto qui lui succèdera quelques décennies plus tard comme évêque de Constantine.
Il y a quelques semaines, un historien algérien, Djilali Sari, à l’occasion des 50 ans d’indépendance a fait paraitre dans le « Le Quotidien d’Oran », parmi les plus lus des quotidiens francophones, un très long article pour rendre hommage à la personnalité du Cardinal, un homme juste, intègre, et pour faire connaitre aux jeunes générations quelques-unes de ces actions en faveur du pays.
Juillet 1962, c’est le départ massif d’une très grande partie des français et des juifs d’Algérie, mais aussi de la grande majorité des chrétiens kabyles… Et aussi d’une grande partie des religieuses et du clergé, qui eux non plus ne croyaient pas à un avenir possible en Algérie, à une présence de l’Eglise dans un pays musulman.
Ce à quoi croyaient viscéralement le Cardinal Duval et quelques autres autour de lui.
Cette insertion profonde du Cardinal Duval dans la société algérienne, les nombreuses amitiés qu’il développera avec des musulmans dans ce pays, à Constantine, haut lieu de la culture arabo-musulmane en Algérie, puis à Algérie, son profond respect pour ces personnes, n’est sans doute pas sans lien avec le rôle que jouera quelques années plus tard le même Cardinal au Concile Vatican II dans la rédaction de Nostra Aetate, la Déclaration conciliaire du 28 Octobre 1965 qui porte un regard très positif sur l’Islam.
« L’Eglise regarde aussi avec estime les musulmans qui adorent le Dieu unique, vivant et subsistant… Même si, au cours des siècles, de nombreuses dissensions et inimitiés se sont manifestées entre les chrétiens et les musulmans, le Saint Concile les exhorte tous à oublier le passé et à s’efforcer sincèrement à la compréhension mutuelle, ainsi qu’à protéger et à promouvoir ensemble, pour tous les hommes, la justice sociale, les valeurs morales, la paix et la liberté. »
De 1962 au milieu des années 80 : La période de construction du pays
Reconstruction ou plutôt construction du pays, car si des infrastructures existent (quand elles n’ont pas été sabotées par l’OAS !), il s’agit bien pour les jeunes dirigeants algériens de mettre en place un Etat souverain, une économie… Quand un certain Gilles De Wailly signa en Juillet 62 le dernier bilan de la Banque d’Algérie, l’économie était exsangue. Le pétrole n’en est qu’à ses débuts, et les entreprises étrangères garderont la haute main sur lui jusqu’à la nationalisation des hydrocarbures en 1971, alors même que tous les cadres français ou presque sont partis. Autres urgences : l’agriculture alors que les fermes sont souvent vidées de leurs habitants et que c’est l’heure des récoltes, l’enseignement (la prochaine rentrée approche), la santé publique… Les défis sont innombrables.
Et puis, au-delà, il s’agira de construire une « société algérienne » qui d’une certaine façon n’a jamais existé. Car plus d’un siècle a passé depuis l’Emir Abdelkader, le monde a changé, y compris en Algérie. Les relations hommes-femmes ne sont plus les mêmes, d’autant que les femmes se sont souvent illustrées dans la guerre de libération ; les conditions économiques, l’industrialisation même encore très parcellaire du pays, le contenu de l’enseignement, l’urbanisation… tout est nouveau. Tout est à inventer et ceci dans une période où le Tiers-Mondisme, le bloc soviétique dominent…
Dans ce contexte-là, comment se situe l’Eglise d’Algérie ?
D’abord, il faut redire la chute vertigineuse de ses effectifs, tant laïcs que religieux.
Quelques dizaines de milliers… Quelques centaines de prêtres et religieux sur un territoire grand comme cinq fois la France.
Dans ce pays maintenant indépendant, l’Eglise n’est plus en mesure de peser réellement sur les décisions politiques et économiques. Sa place devient celle d’une « servante ».
Servante des communautés chrétiennes encore présentes (n’oublions pas qu’environ 200 000 français d’Algérie sont restés après 62 et ne sont partis que très progressivement). Ces communautés ont continué longtemps encore à vivre leur vie avec la célébration de l’Eucharistie, bien entendu, mais aussi baptêmes, catéchèses, aumôneries de lycée, funérailles, scouts, mouvements d’Action Catholique… Une Eglise de la continuation, de la continuité.
Et puis un autre visage de l’Eglise émerge très rapidement, sans contradiction, mais parfois avec des tensions : une Eglise composée des nombreux coopérants, plutôt de gauche, venus de France pour s’engager au service de ce jeune pays dans lequel ils mettent plein d’espoir. Espoir d’un socialisme à visage humain, d’un développement sans inégalités, d’une société nouvelle… Espoirs rapidement déçus au fur et à mesure que l’Algérie se construira, telle qu’elle l’entend, elle, et qu’elle deviendra un pays « comme les autres », ni pire ni meilleur.
Ces coopérants, aux côtés des cadres algériens, et des français restés dans le pays, vont œuvrer dans tous les domaines : santé, enseignement (du primaire au supérieur : on peut penser à Mandouze, à Gilles Deleuze…), transports, industrie, agriculture…
D’autres coopérants viendront aussi des pays arabes, Irak, Syrie, mais surtout Egypte pour aider à l’arabisation du pays. Baathiste – nationalistes arabes – d’abord, puis Frères Musulmans.
Dans ce contexte, d’assez nombreux prêtres (parfois d’anciens prêtres-ouvriers), et aussi des religieuses vont participer, avec un enthousiasme certain, à ce mouvement d’ensemble pour le développement social et économique du pays.
Ce sera souvent dans le cadre d’institutions d’Eglise, héritées de la période coloniale : dispensaires, hôpital des Sœurs Blanches de Sidi Bouabida près d’El Asnam, clinique de la Charité Maternelle de Blida, écoles privées tenues par des religieux et religieuses…
Ce sera aussi dans des institutions ou des entreprises algériennes, comme médecins, infirmiers, enseignants, ingénieurs, techniciens agricoles, formateurs dans des associations d’handicapés.
Une Eglise qui se sent partie prenante du développement social et économique du pays et qui se réjouit des avancées considérables des années 70-80.
Une Eglise très proche des populations, dont elle partage les joies et les espoirs, mais aussi les inquiétudes.
Inquiétudes qui vont aller grandissantes dans la seconde partie des années 80, devant la crise économique qui frappe alors de plein fouet le pays, l’obligeant à passer par les fourches caudines du FMI, exigeant une réduction drastique des budgets sociaux, une limitation très massive des importations, plongeant le pays dans les pénuries à répétition et créant un mécontentement social de plus en plus perceptible, et une rupture progressive entre la population et les gouvernants accusés de mauvaise gestion, de manque de prévision.
Inquiétudes aussi devant la montée de l’islamisme, une transformation des mentalités d’une partie de la population, surtout parmi les jeunes, séduits par l’arrivée au pouvoir de l’imam Khomeiny, mais surtout de plus en plus gagnés aux thèses des Frères Musulmans et des salafistes, prônant un retour à un Islam des origines, dépouillé de toutes les traditions ultérieures, un Islam appliquant rigoureusement le droit musulman (la charia).
Crise économique enlevant de sa crédibilité au vieux parti politique du FLN et à ses dirigeants, crise sociétale, crise des relations internationales, en particulier dans les relations algéro-françaises, arabisation massive et souvent médiocre des plus jeunes, intrusion des Frères Musulmans et des Salafistes, le cocktail se prépare pour une déflagration majeure.
L’Eglise, aux côtés des amis algériens musulmans, sent monter elle aussi cette protestation, ce désir de changement radical, porté, peut-être faute de mieux, par l’intégrisme musulman qui tient un discours de plus en plus politique et radical.
Plusieurs séries d’émeutes constituent des signes avertisseurs (Printemps Berbère, puis émeutes de 1988, chacune de ses flambées de violence laissant sur le pavé quelques centaines de morts… et induisant une haine encore plus grande du régime, de l’armée qui a tiré sur la foule, de la police, voire de la justice apparue largement inféodée au pouvoir)
Les années 1990 : années de terreur
Années de violence d’abord entre algériens : les « gens des montagnes » et les « gens des plaines » pour reprendre la terminologie imagée de Frère Christian, prieur de Tibhirine. Guerre civile ? Peut-être pas tout à fait, même si elle en prenait parfois les formes.
Guerre intra- islamique, entre des conceptions très différentes de l’islam – n’oublions qu’il y a eu plusieurs centaines d’imams qui ont été assassinés, pour n’avoir pas voulu suivre les injonctions du Front Islamique du Salut. Lutte à mort contre un Etat et tout ce qu’il représentait, certes ; contre son armée, son idéologie… mais aussi combat – djihad- pour l’instauration d’un Islam salafiste, dont l’origine est en Arabie Saoudite, dans l’idéologie wahhabite.
Et l’Eglise choisit de rester, de rester solidaire de ces hommes et de ces femmes qui étaient les amis, les confrères, les voisins, les collègues, les connaissances de longue date. Elle choisit de poursuivre son compagnonnage avec ces personnes qui traversaient tellement d’épreuves. Et elle paya le prix du sang avec 19 religieuses, prêtres, moines ou évêque assassinés.
De cette période, quelques grandes figures émergent :
Celle d’Henri Teissier nommé archevêque d’Alger en 1988 (il était coadjuteur de Mgr Duval depuis 1980, après avoir été évêque d’Oran de 1972 à 1980). 1988, année des émeutes, période de montée en puissance du FIS. Ce sera lui qui sera aux rênes de l’Eglise d’Algérie, comme archevêque tout au long des années noires. C’est lui qui aura la triste tâche de présider aux obsèques de tous ceux et celles parmi les religieux et les chrétiens qui seront assassinés au cours de ces années, d’accompagner les familles, de répondre aux journalistes. C’est lui qui aura à sans cesse se poser la question du « rester ou partir ».
Très attaché au pays, à sa population, très bon berbérophone, et excellent arabophone, très fin connaisseur de la culture arabe et de l’Islam, au-delà des prurits intégristes, il a toujours su faire la part des choses entre les dérives gravissimes de l’intégrisme et les pratiques religieuses des populations. Tout en étant parfois très critique vis-à-vis du Pouvoir, il sut tout de même maintenir les liens nécessaires. Très appréciés dans le pays, dans les médias, il est toujours resté partisan du dialogue, de la rencontre.
Si le Cardinal Duval aimait dire et écrire : « Tout mon apostolat en Algérie, je peux le résumer en un seul mot : je crois à la force de l’amitié », Mgr Teissier disait lui qu’il était toujours resté en Algérie « avec comme unique ambition de découvrir et de susciter des frères ».
Autre personnage clé de cette période : Mgr Claverie, l’évêque d’Oran, assassiné le 1er Aout 1996. J’en ai déjà longuement parlé à d’autres occasions. S’il fallait résumer son ministère en quelques mots, ce pourrait être : « sortir de toutes les bulles dans lesquelles on est enfermé ». Bulle coloniale, bulle chrétienne, bulle musulmane, bulle des pays riches et des pays pauvres, bulle des égoïsmes et des privilèges. Faire disparaitre les bulles pour reconnaitre une « humanité plurielle », dans laquelle toutes les composantes peuvent concourir au bien commun, à la recherche d’une vérité que personne, ni aucun groupe ne possède à lui seul.
Et puis enfin comment ne pas citer, au moins, les moines de Notre Dame de l’Atlas de Tibhirine. Quasiment inconnus jusqu’en 96, ils vivaient là depuis plusieurs décennies, dans ce monastère d’une grande pauvreté, loin du monde, mais très proches des populations locales, des voisins, dans une vraie relation de respect réciproque et d’amitié. Le testament spirituel du Frère Christian demeure un des textes de référence de notre Eglise, et bien au-delà, et le film « Des hommes et des dieux », malgré quelques imperfections, a mis au jour pour un large public leur engagement, leurs hésitations, le don de leurs vies.
Quelle Eglise d’Algérie 50 ans après l’indépendance ?
Une Eglise très réduite, mais tout de même bien vivante.
Elle est constituée de petites communautés chrétiennes – et pas seulement catholiques – , surtout dans les grandes villes. Un ou deux prêtres, parfois une communauté de religieuses, et des chrétiens, le plus souvent sub-sahariens, étudiants ou migrants, vivant leur vie chrétienne.
Petites communautés ouvertes au pays, au monde algérien qui les entourent, au milieu de qui elles vivent. Parfois des activités communes réunissent étudiants sub-sahariens et algériens : cours de langues, informatique, musique, sport… et les rencontres peuvent devenir amitié.
Quelques institutions, assez modestes malgré tout : bibliothèques mises à la disposition des universitaires algériens et dans lesquelles se vivent des choses importantes. Non seulement en termes de développement du pays, de développement du « capital humain », mais aussi en termes de relations… d’amitié là encore. Que de confidences peuvent être échangées, que de joies et de souffrance, d’épreuves partagées. Et aussi centre de formation féminine, lieux de rencontres, de conférences…
Comment parler de cette Eglise aujourd’hui ?
Je suis tenté de parler, en première approximation, d’une Eglise « laboratoire »?
Eglise « laboratoire » au sens où elle expérimente, une manière d’être l’Eglise, d’être dans le monde, dans un monde musulman en l’occurrence. D’une Eglise qui, sans l’avoir ni voulu, ni choisi, a été amenée, par la succession des événements qu’elle eut à vivre depuis 50 ans, à « anticiper » ce qui peut apparaitre comme une tendance lourde dans d’autres Eglises du monde, et tout particulièrement en Europe de l’Ouest.
C’est une question que je suis amené à me poser depuis quelques temps en voyant l’évolution des Eglises européennes (la situation est très différente en Amérique Latine, en Afrique ou dans certains pays d’Asie).
Qu’est-ce que je veux dire par là ?
L’Eglise qui est en Algérie est une Eglise qui apprend (qui a appris) à vivre une situation très minoritaire, dans un pays qui sans lui être hostile, vit tout de même largement l’indifférence vis-à-vis d’elle. Depuis les premiers siècles, comme en témoigne l’Epître à Diognète, les chrétiens savent que « toute terre étrangère leur est une patrie, et toute patrie une terre étrangère. »
Une Eglise qui apprend à se dessaisir de son pouvoir ou plus exactement à être dessaisi de son pouvoir : pouvoir politique, pouvoir économique, pouvoir sur la société et sur les consciences. Une Eglise aux mains nues ou presque.
Une Eglise qui apprend la relation à l’Autre, dans un monde très différent, de par sa culture, de par sa religion, de par son histoire. Elle apprend par exemple à ne plus dire « mon Dieu », comme si elle en était le seul possesseur. Elle apprend, comme le disait Pierre Claverie, qu’ « aller au-devant de l’autre, à la rencontre, c’est reconnaitre que l’autre existe, et que j’ai besoin de lui ».
Une Eglise qui vit sa foi mais qui se refuse au prosélytisme trop facile, tout en restant accueillante à ceux et celles qui découvrent la foi au Dieu Père telle que le Fils nous le révèle.
Une Eglise dont l’avenir ne dépend pas vraiment d’elle, mais de ceux qui l’accueillent – ou ne l’accueillent plus !
La liste pourrait sans doute être prolongée….
Cette Eglise-là, dans sa pauvreté, dans sa fragilité, dans sa petitesse, n’anticipe-t-elle pas, certes d’une façon extrêmement radicale, et dans une situation limite, ce que devient, peu à peu l’Eglise dans bien des pays.
Il y a une trentaine d’année, un ancien père Abbé trappiste, d’Aiguebelle, le frère Jean de la Croix, une fois acceptée sa retraite d’Abbé, décida de venir vivre à Tibhirine, disant alors à qui voulait l’entendre que c’est là, dans cette pauvre abbaye, qu’il vivait le mieux sa vocation monastique ; parce que là était la pauvreté évangélique ; parce que là se vivait la kénose du Christ, sa volonté d’abaissement.
Ne peut-on pas dire de même de toute l’Eglise qui est en Algérie ?
Comment ne pas conclure par ces paroles fortes de Mgr Claverie dans cette dernière homélie prononcée chez les dominicaines de Prouilhe, le 23 Juin 1996, quelques semaines avant sa mort :
« Depuis le début du drame algérien, on m’a souvent demandé : que faites-vous là-bas ? Pourquoi restez-vous ? Secouez donc la poussière de vos sandales ! Rentrez chez vous ! Chez vous… Où sommes-nous chez nous ? Nous sommes là-bas à cause de ce Messie crucifié. A cause de rien d’autre et de personne d’autre ! Nous n’avons aucun intérêt à sauver, aucune influence à maintenir. Nous ne sommes pas poussés par je ne sais quelle perversion masochiste ou suicidaire.
Nous n’avons aucun pouvoir, mais nous sommes là comme au chevet d’un ami, d’un frère malade, en silence, en lui serrant la main, en lui épongeant le front. A cause de Jésus parce que c’est lui qui souffre là, dans cette violence qui n’épargne personne, crucifié à nouveau dans la chair de milliers d’innocents. Comme Marie et saint Jean, nous sommes là, au pied de la croix où Jésus meurt, abandonné des siens et raillé par la foule. N’est-il pas essentiel pour le chrétien d’être présent dans les lieux de souffrance, dans les lieux de déréliction, dans les lieux d’abandon ?
Et il ajoutait : « Où serait l’Eglise de Jésus-Christ, elle-même Corps du Christ, si elle n’était pas là d’abord ? Je crois qu’elle meurt de n’être pas assez proche de la croix de Jésus. Si paradoxal que cela puisse vous paraitre… la force, la vitalité, l’espérance, la fécondité chrétienne, la fécondité de l’Eglise viennent de là. Pas d’ailleurs, ni autrement. Tout, tout le reste n’est que poudre aux yeux, illusion mondaine. Elle se trompe, l’Eglise, et elle trompe le monde lorsqu’elle se situe comme une puissance parmi d’autres, comme une organisation, même humanitaire, ou comme un mouvement évangélique à grand spectacle. Elle peut briller, elle ne brûle pas du feu de l’amour de Dieu…
Père Bernard JANICOT
Samoëns le 9 Aout 2012
Le Père Bernard Janicot est l’auteur d’un livre : « Prêtre en Algérie, 40 ans dans la maison de l’Autre » aux Editions Karthala 2010