Carnets de voyage CDM au Maroc (2/4) – Entre monarchie et citoyenneté : une cohabitation délicate

Carnets de voyage CDM au Maroc (2/4) – « Entre monarchie et citoyenneté : une cohabitation délicate ». Selon la nouvelle constitution, approuvée par référendum en 2011, le Maroc est une monarchie constitutionnelle, démocratique, parlementaire et sociale. Le titre II relatif aux « libertés et droits fondamentaux » met en conformité les principes constitutionnels marocains avec ceux des conventions internationales ratifiées par le Maroc.

Conventions internationales et lois du royaume

Pour leur mise en œuvre, ces principes nécessitent des mesures législatives d’application. Or, au Maroc, les lois doivent respecter le principe de « l’identité nationale » et être en conformité avec les « constantes et lois du royaume ». Les conventions internationales en contradiction avec ces principes et ceux de l’islam n’ont pas leur place en droit interne. Par exemple, les discriminations à l’égard des femmes, en ce qui concerne l’héritage, sont en contradiction avec le principe d’égalité homme-femme prévu par la constitution.

C’est dans le domaine politique et sécuritaire que la question est la plus sensible[1]. Les récents événements qui se sont déroulés dans le Rif et à Jerada (Hirak d’Al Hoceima et le mouvement des mineurs de charbon) illustrent l’action économique et sociale du gouvernement (création de coopératives) non sans répression policière[2].

De son côté, l’AMDH (L’Association Marocaine pour les Droits Humains) dénonce, dans un communiqué du 1er novembre, « une régression patente des droits humains et une augmentation considérable du nombre de détenus politiques ». Elle dénonce une approche sécuritaire qui viole les droits de l’homme au Maroc. Le président de cette association Mr Hamed El Haiji rappelle que l’association a été fondée en 1979, qu’elle a connu plusieurs périodes difficiles pendant les « années de plomb » et que deux de ses congrès ont été interdits (le dernier, en 2016, a réuni 527 représentants dont 38% de femmes)[3]. Forte de 12000 membres, de 96 sections locales et 10 régionales, elle agit dans un contexte de plus en plus difficile, certes, dans un État de droit, mais dans lequel la séparation des pouvoirs n’est pas respectée.

L’association travaille également avec d’autres associations, notamment avec « Prométhéus pour la démocratie et les droits humains » (entre autres, pour l’organisation d’une conférence-débat sur les discriminations socio économiques au Maroc).

Un secteur associatif très dynamique

Dans le monde arabe, la grande majorité des associations œuvre dans le domaine caritatif et social. De nouvelles associations mettent en œuvre des actions en tant que partenaires des pouvoirs publics dans les choix et la conduite du développement.

Au Maroc, le domaine principal d’activités concerne la santé, l’intégration des femmes dans la vie professionnelle, la promotion des petites entreprises et le développement rural.

Dans le cadre de ce voyage, les associations et organismes marocains rencontrés agissaient principalement dans le domaine de la santé et de l’émancipation des femmes.

Un moment fort de ce voyage a été la rencontre avec Mme Najat Ikhich dont le parcours personnel et la réussite reflètent les réalités de l’émancipation des femmes et de la condition féminine au Maroc.

À 7 ans, son père ayant refusé de l’inscrire à l’école, seule la mobilisation du quartier a pu lui permettre de la fréquenter[4]. À 16 ans ses parents ont voulu la marier de force et elle a dû fuir le lieu de cérémonie et parcourir 350 kms pour trouver refuge chez une voisine. En 1975, elle rejoint la commission « femmes » du parti socialiste marocain et y crée plusieurs commissions de femmes, dans les associations de jeunes, les associations culturelles et les syndicats.

En 1989, Najat Ikhich créée la « Ligue Démocratique pour les Droits des Femmes »[5].

En 2004, elle crée l’ONG « Ytto » pour la réhabilitation des femmes victimes de violences. Le centre de réhabilitation, à Casablanca (85 bénévoles et 7 salariés), s’occupe de formation professionnelle, d’alphabétisation, d’apprentissage des langues et d’informatique.

Pour aider les femmes des campagnes, des caravanes de soixante à deux cents personnes vont dans les villages, pour recenser, à partir d’un questionnaire établi préalablement, la situation des infrastructures (dispensaires, état des routes…), la situation médicale (degré des soins, mortalité infantile…) et vérifier le respect des lois dans la région (mariage des mineures[6], abandons, état civil et violences). Ces caravanes permettent de rencontrer des jeunes pour les mobiliser comme « force de changement ».

Sur la route de l’Atlas, vers Marrakech

Aider les femmes, c’est aussi les réinsérer économiquement : formation aux métiers, mise en œuvre de projets générateurs de revenus. Au total, environ 35 000 personnes sont aidées chaque année, dont 15000 grâce aux caravanes (5 000 femmes bénéficient des activités du centre).

Le Code de la famille a été réformé en 2004 pour permettre à l’épouse d’avoir un statut presque égal à celui de l’homme. Le Maroc a ratifié quatre conventions de l’Organisation Internationale du Travail sur l’égalité et la parité dans le travail. Le bilan est néanmoins, pour Mme Ikhich, à nuancer, car au Maroc le développement économique socio-libéral qui creuse les inégalités maintient un système très patriarcal qui favorise la domination masculine. Finalement, seules les actions au plus près de la population (à relier au rôle social joué par l’Église) peuvent apporter de réels changements[7].

Concernant la santé, l’association Amnougar (lieu de rencontres en berbère) aidée par les tribus, et par l’association (reconnue d’utilité publique) « Horizon » (3200 adhérents, 43 salariés), a ouvert, en 1999, près de Ouarzazate, un centre de formation pour jeunes adultes porteurs de handicaps. Quarante jeunes sont formés gratuitement en internat pendant deux années dans les métiers de la bijouterie, de la menuiserie, de l’arboriculture et de l’élevage.

L’économie sociale et solidaire

Dans le domaine de l’économie sociale et solidaire, le REMESS (Réseau Marocain d’Économie Sociale et Solidaire), créé en 2006, est le premier réseau marocain ouvert aux diverses composantes de l’économie sociale : coopératives, associations, mutuelles, fondations et syndicats professionnels.

Ses origines remontent au Forum Social Mondial de Porto Alegre de 2005. Il comprend 24 organismes et a principalement, selon ses statuts, pour objectifs :

– développer le commerce équitable,

– promouvoir la finance solidaire,

– développer le tourisme durable,

– répandre les valeurs et les principes de l’économie sociale et solidaire.

Le REMESS bénéficie d’aides publiques et privées et a plusieurs partenaires institutionnels nationaux dont le Crédit Agricole et internationaux dont Oxfam[8] Italie et Québec, USAID, CCFD-Terre solidaire.

Au cours du voyage nous avons rencontré le président national Mr Abdellahh Souhir et, à Fès, (au Réseau Espace Civil), Mme Amina Magdoud, professeur des universités.

À titre d’exemple, et selon l’exposé du Président du REMESS, le contexte historique et religieux marocain conditionne l’extension de l’économie solidaire dans l’agriculture (qui représente 46% des actifs et 15% du PIB). Le partage des terres fait apparaître que si 75 % des terres sont possédées par des propriétaires privés (terres melk),17 % des terres reviennent aux 4500 tribus qui n’en ont que la jouissance[9], l’État propriétaire pouvant en disposer pour des opérations diverses d’urbanisme ou de remembrement. Par ailleurs, l’économie solidaire est une tradition ancienne au Maroc : pratiques religieuses de la zakat, Sadaka et, en droit berbère, la Touiza.

La territorialisation des projets dans le sud du Maroc répond au Plan Vert Marocain de changement des modes de production et de consommation. Au niveau régional, le REMESS intervient dans l’aide à la production agricoles de pommes, de dattes notamment majhoul et d’olives.

Des études hydrauliques, le développement des cultures étagères et des plantes sèches comme le thym et la marjolaine sont également en cours.

François Stey

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L’INCARNATION DU COURAGE

Faire provision de joie ; découvrir derrière la porte anodine de la maison d’une médina, ou bien au cours d’un long trajet à flanc de montagne ou encore au cœur d’un riad enchanteur des hommes et des femmes qui font de leur vie un véritable sacerdoce au service de l’autre. Quel qu’il soit. Dans la plus grande humilité. L’incarnation du courage.

Quel est donc ce fil d’Ariane, cette discrète source de vie qui relient ces hommes et ces femmes rencontrés tout au long de notre périple marocain, enkystant en moi la conviction que le courage, cette vertu cardinale, peut se décliner en de multiples facettes ?

Au terme d’un voyage passionnant par bien des aspects, paradoxal et contradictoire, c’est bien le mot « courage » qui me revient sans cesse à la mémoire en repensant à nos différents interlocuteurs.

Pêle-mêle et sans ordre chronologique, il y eut Najat et le frère Jean-Pierre, Stéphane et Natale, Daniel et Pascale, Abdellah et Ismaël, Arnaud et Myriam, Hanae et Sophia, les jeunes femmes voilées du centre d’hébergement de Casablanca et le jeune « apprenant » lourdement handicapé du centre d’insertion perdu dans le désert, devenu responsable de l’atelier bijouterie. Et puis encore les trois « marabouiates » franciscaines, Josefina, Anna et la jeune coréenne, infirmières au service des plus pauvres et des nomades, vivant sur les hauts plateaux de l’Atlas.

Najat au Centre Derb Moulay Chri pour les femmes et filles en difficulté

Najat, l’insoumise, la rebelle qui lutte depuis des années pour faire respecter les lois, pour dire le droit, rien que le droit sans jamais évoquer la religion, aussi bien dans un centre d’hébergement pour les femmes victimes de violences à Casablanca que dans les villages les plus reculés de l’Atlas et du rif par le biais de caravanes sociales ; pour obtenir entre autre que les mariages religieux forcés de mineures soient enregistrés en mairie, coupant court ainsi à la polygamie légitimée par la religion.

Frère Jean-Pierre

Le frère Jean-Pierre, « le survivant de Tibhirine », qui, à 94 ans, éclaire de sa douce présence lumineuse le monastère de Notre-Dame de l’Atlas où il a trouvé refuge auprès d’une poignée de moines, vivant là pour témoigner que, malgré l’insoutenable, il est possible de « devenir des frères et sœurs » avec le voisinage, quel qu’il soit.

Stéphane et Natale, deux jeunes frères franciscains installés au cœur de la médina de Meknès dans un centre qui, depuis 1939, rayonne sur toute une population de quartier. « On est ici pour rencontrer des gens, pas pour enseigner » dit Stéphane. Quarante professeurs marocains bénévoles accueillent mille huit cents élèves, tous musulmans, âgés de quinze à quatre-vingts ans. Des lycéens, des étudiants, d’autres qui ne sont jamais allés à l’école. Une bibliothèque, des cours d’espagnol ou de français et tant d’autres choses participent à la vie de ce centre. « Ici on vit la gratuité de la rencontre, du dialogue interreligieux ».

Le Père Daniel, à Rabat : « Évangéliser, c’est vivre l’Évangile ; ce n’est pas le dire ». Il apprécie la liberté de culte vécue au quotidien, un vrai lieu de dialogue islamo-chrétien : « Jésus n’a jamais été chrétien, dit-il avec humour ; il a été humain ».

La petite sœur Pascale, franciscaine au « Nid Familial », vivant humblement l’entrelacs de l’eucalyptus et de la bougainvillée, chargée avec ses sœurs des services, de la vaisselle et qui aide les quelque sept-cents élèves, à majorité musulmanes, fréquentant l’établissement à dire à la fin de l’année  « Je pense que », plutôt que « mon mari pense que », ou « le Coran dit que ».

Abdellah et Ismaël, l’un, président d’un réseau d’économie sociale et solidaire, l’autre, jeune ingénieur agronome, qui s’interrogent sur l’avenir de l’agriculture de montagne et des hauts plateaux désertiques. Quels choix éthiques promouvoir : la modernité qui fragilise l’écosystème mais assure de meilleurs rendements, ou les méthodes traditionnelles des nomades et le développement du tourisme solidaire ?

Arnaud, l’unique aumônier des marins au long cours pour tout le Maroc qui monte à bord de gigantesques porte-containers pour apporter une écoute humaine à des hommes emmurés pendant d’interminables mois dans leur solitude, dans l’indifférence générale d’un univers confiné. Juste le temps d’un bref entretien, de quelques paroles échangées autour d’une spiritualité. Rien d’autre. En toute humilité.

Myriam, jeune coordinatrice de Caritas, arrivée au Maroc après avoir travaillé en Haïti, au Congo. Toujours au profit des migrants, des plus démunis. Avec acharnement, elle crée des liens avec les administrations, avec d’autres associations pour que ces personnes aient accès aux droits qui sont les leurs, bénéficient de prise en charge médicale. Ils viennent des pays subsahariens, de Guinée, de RDC, du Cameroun, de Côte d’Ivoire. Myriam est avant tout une médiatrice. Simplement.

À la Maison Denise Masson

Hanae et Sophia ne se connaissent pas. L’une travaille à Fès, l’autre à Marrakech. Musulmanes, l’une dirige un réseau de formation pour adultes en économie sociale et solidaire ; l’autre, la Maison du Dialogue de Denise Masson. Portées par une même foi en l’humanité, une même ardeur à promouvoir la rencontre, qu’elle soit interculturelle ou interreligieuse mais toujours avec pour seul horizon l’élévation de la personne, de son âme.

Les trois « marabouiates » Josefina, Anna et la jeune coréenne. Les sœurs franciscaines vivent au Maroc depuis le début du protectorat français en 1912. Josefina, 81 ans, espagnole, est arrivée au Maroc il y a 45 ans ; Anna, sénégalaise, depuis 4 ans, et la jeune coréenne vient tout juste de les rejoindre. Toutes trois sont infirmières, au service des populations locales ou nomades. Elles soignent dans un centre de santé rurale, partagent l’amitié avec tous, trop heureux d’avoir des infirmières à proximité dans ces régions éloignées des villes et en grand dénuement. « On est invitées partout, disent-elles ; nous n’avons aucun problème de sécurité ».

Là-haut sur les hauts plateaux de l’Atlas, entre désert et oasis, auprès de ces sœurs modestes et si débordantes de joie, on découvre ce que le mot « incarnation » veut dire.

Annette Brierre

 

NOTES

[1] Les lois sur les partis politiques et l’anti terrorisme ont restreint le champ des libertés publiques, même si le Maroc n’a pas connu d’attentats depuis avril 2011.

[2] 1020 personnes, dont certaines ont été relâchées depuis, auraient été arrêtées, et certaines condamnées à de lourdes peines de prison.

[3] Il est à noter la préoccupation des associations rencontrées, par rapport à la représentation des femmes et leur rôle dans la société civile.

[4] Auparavant, elle avait fréquenté pendant deux ans l’école coranique.

[5] Déçue par les partis politiques qui n’intégraient pas les droits des femmes dans les revendications démocratiques, elle quitte la politique.

[6] Qui concernerait 16% des mineures au Maroc, 2% en Tunisie et 3 en Algérie.

[7] Par exemple, donner aux pères des chèvres, en échange de la garantie de la scolarisation des filles.

[8] L’Oxfam est une fédération internationale spécialement dédiée à l’aide humanitaire et au développement.

[9] Les autres terres appartiennent à l’État ou sont des terres habous (donation religieuse).

 

Retrouvez l’ensemble des carnets de voyages au Maroc organisé par CDM en octobre 2018 :

(1/4) – « Enjeux économiques et sociaux »
(3/4) – « Patrimoine et dialogue interreligieux »
(4/4) – « Patrimoine et dialogue interreligieux »

 

Illustration : Effigies des rois du Maroc dans une rue de Casablanca