Christian Lochon donne un aperçu détaillé de ce que professent les chiites et les sunnites au sein de l’islam. Sa connaissance approfondie du Moyen-Orient nous a déjà été partagée dans les articles qu’il a publiés ici autour du voyage du pape François en Irak et dans la visioconférence qu’il a menée le 6 avril 2021 en dialogue avec le fr. Amir Jajé, dominicain. Voir ces articles pour la présentation de son parcours et de ses travaux.
FITNA (“chaos”)
Les Sunnites (de “sunna” : tradition) sont attachés au Coran, dicté par Dieu, aux hadiths, retransmission compilée des paroles du prophète Mohamed et des Compagnons qui l’entouraient et à la charia, jurisprudence, élaborée par quatre théologiens. Les Sunnites représentent 80% des Musulmans dans le monde. Les dynasties omeyyade, abbasside et ottomane étaient sunnites. Actuellement les dynasties régnantes depuis le Maroc jusqu’au Golfe sont sunnites.
Les obligations exigées des fidèles, appelées les cinq piliers de l’islam, sont la profession de foi, les cinq prières quotidiennes, le jeûne annuel d’un mois, l’aumône aux indigents et le pèlerinage aux Lieux Saints.
Dès le décès du Prophète, les musulmans se partagèrent (“fitna”) entre partisans d’une succession sur le mode tribal par attribution du califat (*) par consensus des chefs ou sur le mode dynastique à partir de la famille du Prophète. Ainsi, les trois premiers successeurs furent des compagnons du Prophète et le quatrième son cousin germain en l’absence de candidat désigné par Mohamed lui-même.
Les Chiites pensent que le califat devait revenir à Ali, cousin et gendre du Prophète et qu’il est le premier détenteur de l’Imamat, suivi par onze de ses descendants en fonction de leur primogéniture. Les sources théologiques des Chiites reposent donc sur le Coran, les hadiths et les écrits de ces onze premiers Imams.
Les Chiites rajoutent ainsi aux cinq piliers de l’islam deux autres dogmes, le sixième, l’Imamat, qui se transmet par désignation divine depuis Ali. Les Imams sont investis de qualités spirituelles quasi-divines, notamment pour l’interprétation du texte coranique. Depuis la disparition physique du douzième imam, à Samarra (Irak) en 880, puis de son occultation majeure en 940, une classe supérieure de clercs, les hadjatoeslam, puis les ayatollahs, est seule capable d’interpréter les écrits et messages des imams, et donc d’appliquer une exégèse constamment renouvelée, ce qui est interdit aux oulémas sunnites depuis le Xe siècle.
Le septième pilier est un emprunt au mazdéisme ; comme Ahoura Mazda qui cherche à réimposer la justice au monde d’ici-bas, l’Imam disparu reviendra sur terre pour la rétablir. La théologie chiite enseigne que l’histoire du monde est celle d’une lutte entre les forces de la connaissance et celles de l’ignorance.
Au IXe siècle, théologiens sunnites et chiites se mirent d’accord pour valider une seule version du Coran.
Au XVIIIe siècle, une controverse théologico-politique entre théologiens chiites introduisit le concept de Suprématie du Clerc sur le Politique (“wilâyat el faqih“). Cette doctrine permit aux théologiens de certaines familles en Irak et en Iran de se constituer en “marja’ al taqlid” (“référence à imiter”) autour desquels se répartissait la population sous la forme d’une clientèle fidélisée. Mais les dynasties iraniennes Qajar (1781-1925) puis Pahlavi (1925-1979) continrent cette prétention en maintenant l’État et le monarque au-dessus de l’autorité religieuse et, en Irak, le régime ottoman imposa l’autorité du Sultan, devenu Calife, sur le domaine religieux. A Téhéran, il faut attendre 1979 pour que la “Révolution théocratique” de l’Ayatollah Khomeîni , s’auto-intitulant “Guide Suprême”, prolonge sa supériorité religieuse dans le domaine politique, ce qui fait que le “Guide”, non élu, s’érige au-dessus du Président de la République, qui, lui, est élu au suffrage universel.
PÉRIODE MÉDIÉVALE
Sous l’empire abbasside, de nombreux affrontements interreligieux vont avoir lieu. A Bagdad, en 945, une famille persane chiite s’empare du vizirat, les Bouyides, se substituant à l’autorité califale. Cette emprise dure jusqu’en 1055 ; des néophytes turcs, les Seljouqides, s’emparent alors de Bagdad, chassent les vizirs chiites et s’imposent au Calife en se faisant nommer Sultan.
Au Yémen, la dynastie zaïdite (chiite) va régner de 897 à 1962.
La dynastie fatimide (909-1171), chiite, quitte le Tunisie (capitale Mahdia), s’empare de l’Égypte, crée une nouvelle capitale, Le Caire, et l’Université d’Al Azhar, qui va diffuser des dogmes ismaéliens [chiites] jusqu’à ce que Saladin impose sa dynastie des Ayyoubides et rétablisse le strict rite sunnite.
Les chiites disparaîtront du Maghreb en même temps que les chrétiens au milieu du XIe siècle.
L’EMPIRE CHIITE D’IRAN AU XVIe SIECLE
En 1453, l’Empire ottoman, ayant fait d’Istanbul (après Brousse et Andrinople) sa capitale impose le sunnisme à tous les sujets musulmans et se présente comme le protecteur de l’islam orthodoxe. C’est seulement bien après la conquête de l’Égypte en 1517, où s’était réfugié le dernier descendant du calife abbasside, que le Sultan ajoutera à sa titulature le titre de Calife.
En 1501, en Anatolie, le Cheikh Séfévi (Safaoui) à la tête de la tribu turque portant le nom de la Confrérie sunnite des Qilzilbach, décide de s’opposer à l’hégémonie ottomane et adopte le chiisme. Son fils Chah Ismaïl (1502-1524) fonde la dynastie séfévide qui règnera en Iran jusqu’au milieu du XVIIIe siècle et procède comme ses successeurs à la chiitisation de l’ensemble des Iraniens. Ce qui sera réalisé à la fin du XVIIe siècle.
SITUATION DES CHIITES EN IRAK
La rapide expansion de l’État chiite fondé par les séfévides est brutalement arrêtée en 1514 à Tchaldiran par le sultan ottoman Sélim Ier (1512-1524). Les Ottomans prennent Bagdad aux Iraniens en 1538 et l’ensemble de l’Irak deviendra une province ottomane. Les deux adversaires parviendront à un certain équilibre. Les populations arabe et kurde du nord de l’Irak seront majoritairement sunnites et les tribus arabes du Sud majoritairement chiites.
L’Irak, occupé par les Anglais en 1917, devient, en 1921, un Royaume dirigé par le Hachémite Fayssal, fils du Roi du Hijaz, donc sunnite. Les sunnites, malgré leur statut de minorité, vont diriger l’État durant le régime monarchique (1921-1958), militaire (1958-1968) puis baathiste (1968-2003).
Depuis l’invasion américaine de 2003 et la liquidation du Régime baathiste, les Chiites, qui représentent 65% de la population, ont pris le pouvoir, luttant contre les mouvements ultrasunnites d’Al Qaïda et de Daech, soutenus par une partie de leurs compatriotes sunnites.
L’Iran qui a adopté, comme vu plus haut, depuis 1979, le dogme de la suprématie du clergé sur les dirigeants politiques (“wilayat el faqih”) fait pression sur le gouvernement irakien pour qu’il l’adopte. Une assez large partie des chiites irakiens, regroupée autour du Grand Ayatollah Al Sistani y est opposée au nom de la suprématie de l’Etat sur la religion et d’une République séculariste, contrairement aux milices pro-iraniennes, subventionnées par l’Iran ; ce qui explique les affrontements interchiites. Le concept de “Wilaya el faqih” est d’ailleurs contesté un peu partout dans le monde chiite.
LE GOUVERNEMENT FÉDÉRAL IRAKIEN ACTUEL
Siégeant à Bagdad, le Gouvernement fédéral se voit répartir les postes de l’exécutif et du législatif selon une méthode confessionnelle à la libanaise : le Président de la République est un Sunnite kurde (Barham Saleh), le Président du Parlement est un Sunnite arabe (Mohamed Al Halbousi), le Président du Conseil est un Chiite arabe, Adel Abdelmahdi, qui affirme avoir été religieusement investi par Al Sistani.
On remarquera qu’au cours de sa visite en Irak, le Saint-Père avait tenu à venir saluer le Grand Ayatollah chiite Al Sistani dans sa demeure de Najaf, marquant ainsi son soutien à un islam d’ouverture et de respect pour l’autre.
POURCENTAGE ACTUEL DES CHIITES PAR PAYS
Afghanistan 15% (sur 38 millions d’habitants)
Arabie Saoudite 15% (sur 35 millions)
Bahreïn 80% (sur 1,2 million)
Emirats 15% (sur 8 millions)
Inde 10% (sur 1,2 milliard)
Irak 65% (sur 40 millions)
Iran 90% (sur 83 millions)
Koweït 10% (sur4 millions)
Liban 33% (sur 6 millions)
Pakistan 15% (sur 205 millions)
Syrie 18% (sur 19 millions)
Turquie 25% (sur 83 millions)
Yémen 50% (sur 28 millions)
Christian Lochon
(*) Le calife est successeur du Prophète et commandeur des croyants
Photo wikipedia. Mosquée de l’Imam Ali à Nadjaf