F. Gabriel Nissim, o.p. – « Une fraternité européenne autant que méditerranéenne »

Regard sur l’Europe et la Méditerranée – 1 –  Frère Gabriel Nissim, o.p., ancien président de la Commission des droits de l’Homme des OING du Conseil de l’Europe.

En réalité, la Méditerranée n’est pas la frontière sud de l’Europe. Notre voisinage avec les pays des autres rives de la Méditerranée, bien plus que géographique, est culturel, social, religieux. Une longue histoire, riche, souvent aussi conflictuelle, relie l’Europe aux autres peuples méditerranéens, mais la Méditerranée est avant tout pour nous un lieu source, auquel nous sommes liés par tout ce que nous sommes.

C’est pourquoi les rives sud de l’Europe ne peuvent et ne doivent en aucun cas être des frontières à clore. Tout au contraire, la Méditerranée doit rester ce qu’elle est : l’espace ouvert au sein duquel les échanges doivent continuer à enrichir, comme cela a été le cas durant des millénaires, les populations qui la bordent. Il faut donc saluer les programmes de coopération et de développement mis en place par l’Union européenne avec les pays méditerranéens. Car qu’il s’agisse du Moyen-Orient, de l’Égypte, des pays du Maghreb, que serions-nous sans l’apport de ces pays, matériellement, philosophiquement, religieusement ? Comme vient de le proclamer la Déclaration solennelle conjointe des deux plus hautes autorités de l’Islam sunnite et de l’Église catholique, la Méditerranée doit être un espace ouvert pour « la fraternité humaine ».

Aujourd’hui, la Méditerranée est le cadre d’un enjeu humanitaire sans précédent à cette échelle : les migrations. Celles-ci mettent hélas en lumière à quel point nos réflexes de peur et d’égoïsme sont profondément enracinés en Europe. Elles soulignent notre inaction politique, notre irresponsabilité humaine vis-à-vis des populations de tant de pays méditerranéens et au-delà. Mais il ne faut pas s’y tromper : ce sont les mêmes réflexes de violence égoïste qui menacent à l’heure actuelle la construction européenne de l’intérieur, entre pays membres de l’Union européenne (de Londres à Budapest, de Rome à Varsovie), qu’entre l’Europe et les pays des autres rives de la Méditerranée. Et quant aux migrations, le problème n’est pas d’abord de savoir combien de migrants nous allons accueillir. C’est de savoir comment nous allons apprendre à vivre ensemble avec de plus en plus de différences entre nous : différences de langue, de culture, d’appartenance, de religion. Et la présence des Polonais à Londres est aussi mal supportée par certains que celle des Syriens à Paris, ou celle des Éthiopiens à Rome. C’est pourquoi l’urgence actuelle, pour tous et chacun, est d’apprendre à reconnaître sous ces différences la ressemblance profonde qui est la nôtre : l’uniformité est la caricature de l’unité humaine authentique.

Or c’est justement l’objectif de la construction européenne depuis 70 ans et sa valeur, à nos yeux de chrétiens : avoir cherché à unir nos diversités (selon la devise même de l’Union européenne), en faisant prévaloir le bien commun sur nos égoïsmes nationaux, la force du droit sur le droit de la force, et avoir accompli ce véritable miracle qu’a été la réconciliation entre les ennemis d’hier. L’Union européenne a su transposer dans le domaine économique et même politique l’unité culturelle qui est depuis longtemps la nôtre – une unité là encore riche de sa diversité. Or cette richesse culturelle, comment ne pas reconnaître ce qu’elle doit à la Méditerranée ?

Avec pour nous chrétiens, une responsabilité particulière : faire de la diversité religieuse non plus une source de division, de guerres, mais de fraternité. Ce que nous avons réalisé entre chrétiens, en réussissant à transformer nos guerres de religion fratricides en œcuménisme, nous avons aussi commencé à l’entreprendre entre Juifs et chrétiens : après des siècles de persécution, jusqu’à la Shoah, nous en sommes venus à une reconnaissance et à une écoute mutuelles avec des progrès inimaginables depuis 50 ans. Pourquoi ne serions-nous pas capables d’en faire autant entre chrétiens et musulmans, comme nous y invitent l’Imam Ahmed Mohamed al-Tayeb et le Pape François ? Non que cela soit facile : plus on avance dans le dialogue, plus on réalise combien il est difficile de nous comprendre, comme en a fait l’expérience Pierre Claverie. Pourtant, comme le disait E. Lévinas « la vérité de chacun atteint son vrai état dans la vérité universelle au lieu de pâlir devant sa splendeur. ». C’est là le chemin où avancer, pour nos religions comme pour l’Europe.

Car tout est lié : ce sont les mêmes comportements de fond qui sont à transformer – à transfigurer – dans la construction de toutes les relations humaines. Entre religions comme entre  pays membres de l’Europe, avec les pays de la Méditerranée comme avec les autres continents. Ce que l’Europe a vécu et construit depuis 70 ans est aujourd’hui menacé par les égoïsmes et la haine, parce que cela ne va, n’ira jamais de soi. Mais que ce soit entre nous ou avec nos voisins, notre vision de chrétiens et notre responsabilité, c’est la fraternité.

Gabriel Nissim, o.p.

 

Retrouvez l’ensemble des textes de notre série « L’Europe et la Méditerranée », ICI.