Fait religieux – laïcité – dialogue interreligieux.

Après les réactions immédiates que les crimes terroristes de Conflans Sainte Honorine et Nice ont suscitées de la part de notre association (1) et de bien d’autres, il nous a paru utile, au-delà de ce premier temps de sidération et de deuil, d’ouvrir dans notre rubrique “Regards” une séquence consacrée à une réflexion approfondie sur deux thèmes qui, s’ils sont distincts, ont profondément à voir l’un et l’autre avec notre cohésion nationale durement menacée.

Il s’agit d’une part de la place du fait religieux dans une société laïque et d’autre part du dialogue interreligieux.

Ces deux immenses sujets qui donnent lieu à tant de prises de positions diverses sont souvent bien mal connus alors qu’ils s’agit de questions essentielles relatives à la manière dont nous concevons notre façon de vivre ensemble dans une société laïque.

Nous ne prétendons pas en réaliser l’étude achevée, mais simplement à partir de quelques contributions rédigées par Françoise Ladouès, Vincent Féroldi, Dominique Fonlupt, Jean-Louis Schlegel, Bernard Janicot, Claude Popin, Gérard Testard et sans doute d’autres, contribuer à la réflexion ouverte dans notre pays.

Notre ami Gabriel Nissim a accepté d’en rédiger une synthèse.

Nous ouvrons ce débat avec deux textes de Françoise Ladouès, immense contributrice de notre site “Cultures et Religions” qui travaille sur le fait religieux et l’enseigne depuis de nombreuses années.

Le premier intitulé “Faits religieux et laïcité” constitue par son analyse limpide et perspicace l’introduction idéale à la réflexion sur cette problématique dans laquelle notre société a bien du mal à se situer.

Partant de son expérience d’enseignante, le second, intitulé “Éduquer le regard critique”, décrit avec authenticité la difficulté d’enseigner le fait religieux à des jeunes gens qui, tant par leur origine sociale que leur l’éducation, considèrent souvent qu’il s’agit d’une atteinte au caractère sacré de leur foi (2). Ce témoignage se conclut par une précieuse réflexion sur les moyens de tenter de surmonter, dans le respect de l’autre, ces a-priori pour initier à une réflexion personnelle.

  1. Voir l’éditorial de Patrick Gérault « L’indispensable concorde autour des valeurs de la République » publié sur notre site le 21 octobre dernier, l’éditorial de CDM « Après l’attentat du 29 octobre 2020 » publié sur notre site le 31 octobre, ainsi qu’une sélection de réactions sous le titre « Pour un dialogue constructif avec les musulmans – Non aux exactions commises contre leur communauté » publié le 28 octobre 2020 dans la rubrique « Regards » de notre site.
  2. Voir notamment à ce sujet la récente interview d’Elisabeth Badinter dans l’émission « La Grande Librairie » du 12 novembre dernier sur France 5.

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Fait religieux et laïcité

Françoise Ladouès

Le fait religieux est à la mode. La crise que traverse notre société, poussée à son paroxysme par la montée du terrorisme, laisse entrevoir une prise de conscience, chez nos concitoyens, de l’absence généralisée de culture religieuse  tant dans la connaissance des religions que dans celle des espaces culturels qu’elles traversent. Pourtant d’ordinaire les Français, particulièrement les politiques et les décideurs, répugnent, au nom de la laïcité, à parler de religion dans l’espace public ! Mais aujourd’hui ils commencent à comprendre que notre pays doit passer, comme l’écrivait Régis Debray en 2002 “d’une laïcité d’incompétence (le religieux, par construction, ne nous regarde pas) à une laïcité d’intelligence (il est de notre devoir de le comprendre)”. C’est même une nécessité, une question de survie. Pour atteindre ce but, Debray propose un moyen : étudier le fait religieux à l’école. Qu’entendre derrière cette expression ? Qu’est-ce donc que ce « fait religieux » qui aurait le pouvoir de permettre aux hommes de se comprendre entre eux tout en évitant de prononcer le mot de religion ?

Car ce n’est pas de religions qu’il s’agit. Il n’est pas question d’enseigner les religions (expression par ailleurs très ambiguë) à l’école de la république.

Le fait religieux, est d’abord un fait. Il doit être étudié pour lui-même, comme on peut étudier un fait “social” ou “économique”. Il est donc à ce titre observable et intelligible. Il est repérable grâce à des traces sensibles dans l’histoire des hommes (organisations institutionnelles, comportements éthiques, productions artistiques…) que l’on tente de comprendre et d’analyser. Ainsi, son étude est l’étude d’un fait de civilisation, observable et intelligible grâce à des sciences à visée objectivante : sciences religieuses, philosophie, sciences humaines et sociales. Plusieurs dimensions s’articulent en lui : dimension symbolique le référant à un au-delà, dimension rituelle, dimension communautaire.

Mais le fait religieux, manifestation visible de croyances liées à une transcendance, comporte une part d’invisible qu’il est nécessaire de mettre en lumière pour ne pas le réduire à ce qui, en lui, est observable. L’étude du fait religieux en milieu laïque doit aller jusque là : permettre d’accéder aux expériences d’hommes et de femmes jusqu’au plus intime, permettre, en restant extérieur, d’approcher l’intériorité souvent par le silence, à travers des œuvres, des textes, des images, des témoignages…

L’école est un lieu où les jeunes, dans les disciplines scolaires, peuvent faire l’expérience intellectuelle que les mots “fait” et “croyance” ne s’opposent pas. Il existe des “faits de croyance” dont l’étude permettra aux élèves non seulement d’avoir un regard plus pertinent et critique sur les sociétés, mais aussi d’appréhender le rapport entre le visible et de l’invisible au sein des communautés humaines. Gageons que cette étude devrait être une priorité aussi dans le monde des adultes.

Françoise Ladouès
Enseignante en histoire et en pédagogie du fait religieux
Membre du CA de Chrétiens de la Méditerranée

Bibliographie :

DEBRAY Régis, L’enseignement du fait religieux dans l’école laïque, préface de Jack Lang, Odile Jacob, 2002
NOUAILHAT René, Enseigner le fait religieux : un défi pour la laïcité,  préface de Régis Debray, Nathan, 2004
BORNE Dominique et WILLAIME Jean Paul, Enseigner les faits religieux, Armand Colin 2007

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Éduquer le regard critique

Françoise Ladouès

Notre pays est dans la tourmente. Comme si la crise sanitaire ne suffisait pas à nous inquiéter et parfois à nous diviser, les attentats contre un enseignant puis contre des membres d’une paroisse chrétienne viennent meurtrir notre communauté nationale. L’union sacrée de nos concitoyens sous la bannière de la liberté d’expression est sans doute nécessaire, mais insuffisante pour masquer les questions pratiques –et néanmoins fondamentales- qui se posent à nous : était-il opportun de republier les caricatures de Mahomet ? Etait-il nécessaire de les montrer en classe ? Est-ce de la lâcheté ou un certain renoncement à nos idéaux que de nuancer la réponse à ces questions ?

Ayant été enseignante pendant toute ma vie professionnelle, j’ai été amenée à étudier le fait religieux avec des élèves de collège et de lycée. J’ai toujours pensé que le cœur de mon travail dans ce domaine consistait à permettre au jeune de se forger une pensée personnelle, en acquérant pour ce faire des outils critiques. Je ne vais pas parler ici des caricatures. L’humour est, il est vrai, un bel outil de distanciation critique, mais je souhaite ici déplacer un peu notre attention pour élargir le débat à l’ensemble du regard critique que l’école a pour rôle de promouvoir. Je voudrais parler de ce qui est central dans notre enseignement : la lecture des textes, particulièrement des textes dits “religieux”. Il me semble capital que les jeunes apprennent que dans l’espace commun de la littérature, la catégorie “textes sacrés” n’existe pas. On trouve des romans, des poèmes, des essais, des pièces de théâtres… mais pas de textes “sacrés”. Le sacré n’est pas universel. Un texte peut être sacré pour un groupe : la bible l’est pour les chrétiens, le 1er testament pour les juifs, le coran pour les musulmans… D’ailleurs, le terme “sacré” n’a pas le même sens pour les adeptes de chacune de ces religions. Qu’importe. Chaque religion a “ses” textes et “sa” définition du sacré. Ce que les Lumières et la laïcité nous apprennent, c’est qu’il est possible à tous de les lire, avec la distance permettant à chacun de repérer lequel le fait vivre et lequel fait vivre son voisin. Tous ont droit de cité, tous peuvent être lus par tous, simplement comme des textes. A chaque groupe religieux d’en ériger l’un ou l’autre comme sacré. Cette règle de base, laïque, doit permettre aux jeunes d’apprendre le respect.

Cette conception de la lecture, base de la laïcité et condition pour la liberté d’expression, n’est pas une évidence pour tout le monde, tant il est banal pour chacun de penser que ce qu’il croit est vrai… Il arrive que des chrétiens refusent de faire l’explication d’un extrait de la bible puisqu’il le croient inspiré par Dieu, mais souvent ce sont les musulmans qui se refusent à soumettre le coran à une lecture critique, au motif qu’il a été dicté par Dieu. Cette prise de position manifeste de la part des jeunes (et de beaucoup d’adultes) une confusion dans les registres : en promouvant une lecture profane, neutre, l’enseignant ne manque de respect envers aucune religion. Il permet à chacun d’être au clair en distinguant le savoir et le croire.

Pour avoir pratiqué cet exercice pendant de nombreuses années, je sais combien il est difficile pour beaucoup, de musulmans tout particulièrement, d’adhérer à cette conception de la lecture, héritée du siècle des Lumières. Et j’ai expérimenté que ce n’est pas en un jour que cette pratique peut être adoptée. Tant que l’élève pensera que je l’insulte en expliquant le coran en classe, je ne pourrai que le braquer et attiser sa violence. Et c’est évidemment le même problème si je lui montre des caricatures qui le blessent. Tout un travail d’initiation, qui dure des années dans l’Éducation Nationale, est nécessaire.

Ainsi je pense que s’il est nécessaire que les politiques affirment la laïcité à la française et hissent le drapeau de la liberté d’expression, il est important au contact des personnes –par exemple des élèves- de repérer ce qui peut blesser, et de graduer nos propos en fonction de leur capacité à nous entendre. C’est une question de respect des personnes. Il est capital que dans notre pays soit déployée modestement mais sans relâche une éducation progressive qui permette aux jeunes Français d’acquérir les bases pratiques de l’écoute et du respect.

F.L.

Illustration. Image ancienne de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen, 26 août 1789 (Wikipedia)

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