Fait religieux, laïcité, dialogue interreligieux – II.

Dans la riche contribution qu’il nous a adressée pour participer à la réflexion que nous avons engagée, le Père Vinent Feroldi, qui est directeur du Service national pour les relations avec les musulmans (1) se penche sur les évolutions récentes de la communauté musulmane de France. Il souligne la concurrence qui s’est instaurée entre différents courants pour diriger ses instances nationales représentatives, d’abord dans le cadre “d’un débat respectueux et constructif” laissant espérer “une nouvelle concorde” qui s’est finalement fissurée. Partant de la “fécondité du Document d’Abu Dhabi”, il dresse ensuite un panorama des nombreux évènements qui, au cours des deux dernières années, ont enrichi le dialogue interreligieux dans un contexte marqué par la montée de la violence et la souffrance des plus fragiles. Appelant à “une fraternité en acte” dans le droit fil de l’encyclique Fratelli tutti, il témoigne enfin des nombreuses initiatives, toutes communautés confondues, qui “dans l’adversité” ont continué à nourrir l’espérance.

 

  1. Le Service national pour les relations avec les musulmans (SNRM), service de l’Eglise Catholique de France, est chargé par la Conférence des Evêques de France notamment de “promouvoir la rencontre et le dialogue entre catholiques et musulmans” et “former les catholiques à la connaissance de l’islam et au dialogue interreligieux” (relations-catholiques-musulmans.cef.fr).

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Dans un monde fragilisé, la fraternité se construit

avec la participation des croyants des différentes traditions

Père Vincent Feroldi, directeur du Service national pour les relations avec les musulmans

Curieux mois de novembre 2020 ! Tout un chacun mesure la fragilité de notre époque, la relativité des choses, la difficulté à gouverner, l’accroissement de la violence, la vigueur du mensonge, la souffrance de beaucoup… La pandémie du COVID-19 plonge le monde entier dans une série de crises sans précédent : crise sanitaire, crise économique, crise sociale, crise politique… L’actualité internationale est plus qu’inquiétante : manœuvres hégémoniques d’Erdogan en Turquie, pitoyable spectacle d’une campagne électorale américaine hors norme, bourbier moyen-oriental dont la première victime est le peuple, reprise des actions terroristes en France et en Europe, importante campagne internationale contre la France et son Président pour cause de republication des caricatures de Mahomet et de dénonciation de l’islam politique… Quant à la France, elle se déchire sur la question de la laïcité, des séparatismes et de la place de l’islam.

Quand, en novembre 2015, l’Assemblée plénière des évêques de France adopta la nouvelle lettre de mission du SRI (Service pour les relations avec l’islam) en modifiant son appellation en SNRM (Service national pour les relations avec les musulmans), elle lui signifia de privilégier les relations avec les personnes et d’être attentif aux évolutions du monde musulman et à son implantation en France, tout en veillant au sort réservé aux chrétiens vivant en monde musulman. Les attentats survenus en France en 2015 et 2016 ne firent que souligner la pertinence de ces orientations.

Depuis cinq ans, toute l’équipe du SNRM a donc mis toutes ses forces pour lire, former et informer, être à l’écoute des acteurs de terrain en France, tant chrétiens que musulmans, rencontrer les responsables des principaux courants musulmans présents dans l’Hexagone, recevoir ou visiter les responsables des instances religieuses musulmanes et universitaires de nombreux pays (Albanie, Canada, Egypte, Emirats arabes Unis, Espagne, Iran, Irak, Israël, Liban, Palestine…). Elle put aussi participer à plusieurs conférences internationales organisées par le Conseil des Sages musulmans, la Ligue islamique mondiale, l’Unesco ou le Vatican.

De cette implication dans les relations islamo-chrétiennes contemporaines et de leur analyse se dégagent en cette fin 2020 quatre points d’attention.

Un XXIe siècle marqué par terrorisme et djihad

Quand parut sur Internet en 2004 le livre Gestion de la barbarie ( إدارة التوحش: أخطر مرحلة ستمر بها الأمة) écrit par l’islamiste Abou Bakr Naji, personne n’imaginait que cet ouvrage1, disponible en français à partir de 2007 grâce aux Editions de Paris, allait avoir une influence importante sur la vie de tout le Bassin méditerranéen.

Pourtant il annonçait ce qui allait se dérouler à partir de 2010 – et tout particulièrement du 29 juin 2014 – quand Abou Bakr al-Baghdadi annonça la création d’un califat dirigé par l’État islamique (EI ; en arabe : الدولة الإسلامية, ad-dawla al-islāmiyya), appelé Daesh.

Aujourd’hui, que ce soit en Asie, en Europe, en Afrique ou dans le reste du monde, des organisations terroristes comme Al-Qaïda, EI ou Boko-Haram sèment la terreur et promeuvent un islam politique sous forme d’une guerre ouverte contre l’Occident et les “mécréants” qui sont tous ceux qui ne pensent pas comme eux, y compris les musulmans ouverts au dialogue. La France s’est engagée résolument dans la lutte contre ces organisations, non seulement sur son territoire et au Proche-Orient, dans le cadre d’une coalition internationale, mais aussi en Afrique subsaharienne à travers l’opération Barkhane lancée le 1er août 2014. Un tel engagement n’est pas sans conséquence sur la vie quotidienne des Français.

Nous le mesurons tout particulièrement en cet automne 2020 qui voit la France – mais aussi l’Autriche ou l’Afghanistan – touchée tout particulièrement par des attentats meurtriers (Niamey, Paris, Conflans-Sainte-Honorine, Nice). Il est vrai que le contexte était propice à cette recrudescence. D’une part, Al-QaÏda et Daesh étaient en perte de vitesse au plan de leur notoriété d’organisation terroriste victorieuse et expansionniste. D’autre part, la France a remporté des succès militaires dans la bande sub-saharienne et vu l’ouverture des procès contre les attentats survenus en France en 2015 et 2016 et la republication des caricatures du prophète Mahomet. Différentes interventions du Président de la République, en particulier le discours aux Mureaux, le 2 octobre, et une interview à la chaîne télévisée Al-Jazeera, le 31 octobre, ont placé la France dans une position délicate qui va nécessiter de la part des acteurs politiques, intellectuels et spirituels de réels efforts d’information, d’explication et d’engagement.

Un islam de France en concurrence

Au même moment, les représentants de l’islam de France semblent retomber dans leurs travers de ces dernières années, à savoir des divisions et une lutte interne pour avoir le leadership de la communauté musulmane en France. Certes l’année 2020 avait commencé par un coup de théâtre : la démission surprise de Dalil Boubakeur, recteur de la Grande mosquée de Paris, et par l’aboutissement tumultueux du processus électoral pour la désignation du nouveau CFCM (Conseil français du culte musulman) grâce à un accord entre des fédérations liées à l’Algérie, au Maroc et à la Turquie, mais dont avait fait les frais le RMF (Rassemblement des musulmans de France, courant marocain) et M. Anouar Kbibech, son président. M. Mohammed Moussaoui, le nouveau président du CFCM, initia une politique d’ouverture afin de rejoindre le plus grand nombre de mosquées et de lieux de prière et scella même un accord avec l’AMIF (Association musulmane pour l’Islam de France) dirigée par Hakim El Karoui, essayiste, conseiller en stratégie et auteur de plusieurs rapports sir l’islam pour l’Institut Montaigne. Durant tout le confinement, il sut fédérer l’ensemble des mosquées pour faire respecter les règles sanitaires dans les lieux de culte et inviter les musulmans à vivre le Ramadan et les grandes fêtes de l’Aïd en famille. Dans le même temps, une diversité d’expressions de la part de musulmans divers montra un nouveau visage de l’islam en France et favorisa un débat respectueux et constructif. Des personnes comme Tareq Oubrou, Ghaleb Bencheikh, Mohammed Bajraril, Mohammed Colin et des sites comme Saphirnews et Musulmans en France* nourrirent la réflexion. Malheureusement la vivacité du débat politique, la mise en cause de l’islam politique, le combat contre la radicalisation et la reprise des attentats vint fissurer cette nouvelle concorde au sortir de l’été avec, en particulier, les efforts importants du nouveau recteur de la Grande mosquée de Paris, M. Chems-Eddine Hafiz, pour redonner à sa mosquée et à sa Fédération un rôle majeur dans l’animation de la vie des musulmans de France, au détriment du CFCM. Tout cela n’est pas favorable à ce que la population musulmane résidant en France reconnaisse à une quelconque instance le droit de les représenter devant les pouvoirs publics.

De la fécondité du Document d’Abu Dhabi sur la fraternité

Dans le même temps, des hommes et des femmes, des institutions s’engagent résolument sur un chemin d’ouverture, de citoyenneté et de fraternité. Il faut dire que, dès le début des années 2010 et en particulier suite au mouvement né en décembre 2010 et que l’on appela le “printemps arabe”, émergea une dénonciation de la violence et du terrorisme, une réflexion sur le statut des minorités et une promotion de la citoyenneté.

Plus récemment, une initiative totalement inédite, à savoir la signature à Abu Dhabi par le pape François et le Grand imam d’Al-Azhar, le 4 février 2019, d’un document sur “La fraternité humaine pour la paix mondiale et la coexistence commune” bouscula les uns et les autres. Le fait que deux hautes autorités religieuses, l’une chrétienne et l’autre musulmane, écrivent, ensemble et à titre personnel, un texte et le donnent au monde ne laissa personne indifférent. C’était un pari et qui n’était pas gagné d’avance. Aussi bien chez les catholiques que dans le monde musulman, des voix s’élevèrent pour le contester. Mais il faut bien constater que, peu à peu, il fit son chemin et amena des instances à vouloir apporter leur propre pierre à l’édification d’une nouvelle fraternité.

Ainsi, à La Mecque, les 28 et 29 mai 2019, à la veille des sommets de la Ligue arabe et de l’Organisation de la Coopération islamique, une conférence internationale des religieux musulmans, organisée par la Ligue islamique mondiale se réunit avec plus de 1 200 érudits en provenance de 139 pays et publièrent la “Charte de La Mecque“, document souhaitant établir les valeurs de la coexistence entre les adeptes des religions et voulant être comme une réponse du monde musulman au texte d’Abu Dhabi.

Quelques semaines plus tard fut publiée la contribution d’une vingtaine de religieux musulmans sur “la fraternité pour la connaissance et la coopération“. Ce commentaire de musulmans soufis “se veut le témoignage d’un dialogue qui honore et actualise le patrimoine spirituel et intellectuel des maîtres chrétiens et musulmans en tant qu’interprètes éclairés d’une foi dans le Dieu Unique, et comme généreux gardiens, éducateurs et serviteurs du Bien commun”.

En septembre 2019, avec l’aide de la Fondation de l’Islam de France, dont le président est Ghaleb Bencheikh, la Ligue islamique mondiale et son secrétaire général, Mohammad Abdul Karim Al Issa, ont organisé à Paris une “Conférence internationale pour la paix et la solidarité” où juifs, chrétiens et musulmans travaillèrent ensemble et signèrent un Mémorandum d’entente et d’amitié. Ce texte, non sans lien avec les axes du document sur la fraternité d’Abu Dhabi, revêt une réelle importance dans la mesure où il demande aux parties de s’engager à promouvoir la liberté de conscience et la liberté religieuse, affirme que tous les croyants, tous les chercheurs de Dieu et toutes les personnes de bonne volonté qui n’ont pas d’affiliation religieuse, sont d’égale dignité et reconnaît qu’il n’y a pas à choisir entre être citoyen ou être croyant car l’on est à la fois citoyen et croyant.

Enfin, lors de la 6ème Assemblée du Forum pour la Promotion de la Paix dans les Sociétés musulmanes, tenue à Abu Dhabi du 9 au 11 décembre 2019, fut adoptée la “Charte de la Nouvelle Alliance de la Vertu“. Celle-ci vise à faire passer la liberté religieuse, la coopération et la tolérance de l’état de simples possibles à des engagements éthiques et à des obligations juridiques essentielles, en ce qui concerne en particulier la protection des lieux de culte, dont les attaques ont menacé la liberté religieuse dans de nombreuses parties du monde. Or on annonce pour le printemps 2021 une nouvelle initiative interreligieuse dans laquelle s’impliqueraient de très hautes instances religieuses juives, chrétiennes et musulmanes et qui prolongerait cette dynamique d’une fraternité réelle entre les hommes avec une forte reconnaissance de l’altérité et du pluralisme religieux.

Aux heures de ténèbres, une fraternité en acte

Terminons ce panorama de l’actualité du dialogue islamo-chrétien par l’évocation d’une fraternité en acte. De l’année 2020, les Français ne retiendront peut-être que la pandémie du COVID-19 et la reprise des attentats sur le sol français. Dans ces deux événements fut mise à mal la cohésion nationale et tout laissait à penser que pouvaient s’accroitre les égoïsmes et les revendications identitaires. Pourtant, dans l’adversité, constatons que les croyants tant chrétiens – toutes confessions confondues – que musulmans – dans la diversité de leurs courants – ont répondu présent pour secourir les démunis, briser la solitude des détenus et des patients, réconforter les familles éplorées et clamer haut et fort leur refus de voir Dieu instrumentalisé par des terroristes imprégnés d’une funeste idéologie.

Déjà, au lendemain de la décapitation de Samuel Paty, professeur d’histoire-géographie, les condamnations fusèrent et les gestes de solidarité furent nombreux. Suite au drame de Nice qui vit l’assassinat de trois fidèles en prière**, Nadine Devillers, Simone Barreto Silva et Vincent Loquès, nombreux furent les musulmans à aller à la rencontre des communautés catholiques pour leur présenter leurs condoléances, les assurer de leurs prières et leur exprimer leur désir de construire avec eux une société fraternelle et plurielle.

Il est important aujourd’hui d’en témoigner car, face à la peur et à la méconnaissance de l’autre, seul le chemin de fraternité et d’amitié sociale proposé par le Pape François dans sa troisième encyclique, Fratelli tutti, peut être emprunté.

1 Ce livre présente une stratégie pour établir un califat basé sur un climat de violence et de ressentiment religieux afin de créer une dynamique propice au recrutement de djihadistes et à l’héroïsation de “martyrs”. L’auteur suggère qu’une telle guerre de positions sur le long terme révélera les faiblesses des superpuissances face au mouvement djihadiste.

Vincent Feroldi

Notes de la rédaction

*https://www.saphirnews.com/ Islam et musulmans, une information approfondie sur le fait musulman.

https://musulmansenfrance.fr/ journal d’informations indépendant de toute organisation politique ou religieuse.

**Attentat perpétré le 29 octobre 2020 dans l’église Notre-Dame de l’Assomption.

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