Georges Anawati, un chrétien égyptien devant le mystère de l’islam (1905-1994) de Jean Jacques Perrenes

 

Musulmans et coptes sont les deux communautés principales connues vivant en Egypte. Pourtant d’autres citoyens égyptiens ont contribué et contribuent à faire connaître l’Egypte et ce sont les chrétiens non-coptes, venus sur les bords du Nil, aux XVIIIe et XIXe siècles, pour fuir les persécutions ottomanes : melkites catholiques et orthodoxes, syriaques, arméniens (certains seront premier ministre des khédives).

Le Père Georges Anawati est l’un d’eux ; son grand-père avait fui sa ville natale de Homs en Syrie, en 1860, pour échapper aux massacres des chrétiens. Son père devint directeur du Port d’Alexandrie et anobli comme bey par le khédive ; notable de la communauté grecque-orthodoxe d’Alexandrie, il enverra ses enfants dans les collèges catholiques réputés de la ville. En 1905, Alexandrie comptait 100 000  étrangers (dont 37 000 Grecs) sur 400 000 habitants. Deux autres concitoyens du Père Anawati deviendront également dominicains : Jean de Menasce, d’origine juive, et Gaston Zananiri grec-catholique.

Georges Anawati fera ses études de pharmacie à l’Université Saint-Joseph (jésuite) à Beyrouth, puis se spécialisera en chimie industrielle en 1926 à Lyon . Il aura donc, d’abord, une formation scientifique. Tous ceux qui lui rendront visite dans sa chambre du couvent des Dominicains du Caire verront le laboratoire qu’il y avait installé et où il continuait à faire des expériences. En fait, il restera toute sa vie un expérimentateur et il conduira ses recherches en islamologie avec une rigueur de scientifique.

C’est à l’âge de 19 ans que, comme deux de ses frères, il passe au rite   catholique latin. Après avoir, avec un de ses frères, géré une pharmacie dans le centre-ville d’Alexandrie, il décide, à 29 ans, d’entrer dans l’ordre dominicain. Il accomplira ses études de théologie en France durant six ans, s’inscrira à l’Université d’Alger pour y étudier l’arabe avec les grands orientalistes de l’époque, Cantineau, Levy-Provençal, les frères Marçais, Léon Gauthier. Il retrouve l’Egypte avec joie, après dix ans d’absence, en 1944, pour résider jusqu’à la fin de sa vie dans le couvent dominicain du Caire, situé près d’El Azhar. En 1953, il sera l’un des fondateurs de l’Institut Dominicain d’Etudes Orientales (IDEO), qu’il fera connaître mondialement. En 1962, conseiller pour les relations avec l’islam au Concile de Vatican II à Rome, il y jouera un rôle très important de rapprochement avec les musulmans aux côtés du Patriarche melkite catholique, Maximos IV, et du père (marocain) Jean-Mohammed Abdel Jelil.

C’est en Algérie, dans l’oasis du sud-oranais, El Abiodh Sidi Cheikh, connu pour la confrérie des Ouled Sidi Cheikh, et d’où est originaire la famille du Recteur de la Mosquée de Paris, Dr Dalil Boubakeur, qu’en 1942 le Père Anawati se rendit au couvent des Petits Frères du Sacré Cœur qui y avaient installé leur noviciat. Il fut impressionné par cette cohabitation entre musulmans et chrétiens et se lia d’amitié avec le Frère Louis Gardet qui l’y reçut cordialement. Il rencontra aussi  les Petites Sœurs de Jésus, auxquelles il ne manquera pas de rendre visite lors de ses innombrables voyages dans le monde.

Parmi ses amis laïques, se détachent le Pr Youssef Karam, d’origine libanaise et enseignant la philosophie à l’Université d’Alexandrie, l’orientaliste anglais Norman Daniel, spécialiste de l’influence de la civilisation arabe au moyen-âge, et qu’il autorisera à construire  une maison dans le jardin du couvent dominicain, pour y terminer ses jours, Mary Kahil, d’une grande famille d’origine syrienne, qui lui fit rencontrer le Pr Louis Massignon.  Il entretiendra avec tous l’amitié d’une vie entière.

Sa connaissance de l’islam dans les domaines de la théologie et de la philosophie lui attirera aussi des amitiés profondes avec des universitaires égyptiens comme  Taha Hussein, Mahmoud el Khodeyri, Abderrahman Badaoui, que l’on surnommera « cheikhs au tarbouche », formés à la Sorbonne et d’un esprit particulièrement ouvert, le philologue Ibrahim Madkour qui le fit entrer à l’Académie de Langue Arabe du Caire ; il fut très lié avec le syrien Osman Yahya, spécialiste d’Ibn Arabi et son éditeur des  Futuhat-Al-Makkiyya , publication contestée par les traditionalistes, et qu’il accueillit longtemps dans son couvent.

Le Père Anawati était aussi l’ami des humbles, partageant avec ses compatriotes égyptiens de quelque classe à laquelle ils appartiennent, un sens de l’hospitalité, de l’amitié, de l’égalité aussi. Ainsi, de Ramadan, que nous connûmes tous comme portier du couvent et majordome de la communauté dominicaine,  très attaché au Père Anawati, qui le lui rendait bien, plaisantant et riant avec lui ; son fils Mahmoud, qui grandit au couvent, devait aider le Père dans ses derniers moments, avec cette fidélité qui transcende les différences religieuses artificiellement entretenues.

Traducteur et interprète d’Averroes, le Père Anawati jouira de l’estime de tous ses pairs qui l’inviteront dans la plupart des universités prestigieuses, Mc Gill à Montréal, UCLA à Los Angeles et l’Université catholique de Louvain, qui lui accordera en 1978 un doctorat honoris causa pour sa publication des cinq premiers livres de la Métaphysique en texte arabe et sa traduction des dix livres de la Métaphysique en français.

C’est avec Louis Gardet qu’il publie, dès 1948 une Introduction à la théologie musulmane, suivie de Dieu et la destinée de l’homme. Il ne pourra pas terminer le troisième ouvrage de la série Dieu, existence, attributs et noms.

Toute sa vie, il prendra soin de valoriser le patrimoine culturel de la civilisation arabe, « souvent ignoré en Occident », écrit-il,et expliquera les raisons pour lesquelles la langue arabe s’imposa comme langue de culture scientifique grâce à un énorme effort d’élaboration d’une terminologie. Les spécialistes arabes lui sauront gré de ses recherches.

Néanmoins il éprouvera des difficultés avec les cheikhs conservateurs d’El Azhar. Les concordistes, entre autres, se montreront les plus agressifs avec leurs diatribes redondantes sur le prosélytisme des chrétiens et sur les chercheurs non-musulmans d’islamologie. Dans une tribune libre du Monde du 5 janvier 1988, intitulée  D’abord l’aggiornamento de l’islam ,                                                      il rappelait le profond déclin culturel qui nécessitait une distinction du spirituel et du temporel pour que les musulmans « ne restent pas prisonniers d’un islam sclérosé, frappé d’immobilisme doctrinal ». Quant à la charia, elle est inadaptée. Il concluait : « S’il fallait caractériser ma position, je dirais que je suis pour une société à base d’un humanisme théocentrique intégral qui ferait place aux exigences des trois grands monothéismes et à celles du monde contemporain ».

Tous ceux qui ont connu le Père Georges Anawati prendront plaisir à lire cette biographie éclairante que lui a consacrée le Père Jean-Jacques Perénnès. Les autres lecteurs apprendront le rôle important qu’il aura joué dans l’élaboration des bulles Nostra Aetate et Lumen Gentium rédigées à l’ issue du Concile de Vatican II, dirigé par Jean XXIII, puis Paul VI, et qui donnaient les directives d’ouverture vers les religions non-chrétiennes, de même que la création du Secrétariat pour les Non Chrétiens (1964). En mars 1965, le cardinal König, archevêque de Vienne, donnera une conférence à l’université d’El Azhar devant oulémas et étudiants musulmans du monde entier. Une première, préparée par le Père Anawati, l’Egyptien chrétien voisin d’El-Azhar.

Ce spécialiste d’Averroès aura donné de l’espoir aux croyants musulmans et chrétiens du dialogue interreligieux, de même qu’il aura fait connaître civilisation et religion musulmanes aux non-musulmans académiquement mais aussi scientifiquement. Il est un modèle pour tous ceux qui pensent que le dialogue interméditerranéen est nécessaire à l’élaboration du Projet d’Union pour la Méditerranée. L’ouvrage du Père Perénnès nous l’aura, avec justesse, rappelé. Christian  Lochon, membre du réseau Chrétiens de la Méditerranée