Regard sur l’Europe et la Méditerranée – 2 – par Jacques Huntzinger, ancien ambassadeur de France, président des Ateliers culturels méditerranéens (projet initié par l’Élysée et le Quai d’Orsay dans le cadre de l’Union pour la Méditerranée) et directeur de recherche au Collège des Bernardins.
Il a été une Méditerranée, la Méditerranée impériale de la « mare nostrum » romaine. Puis il a été des siècles durant des Méditerranées, celles des deux rives clivées de l’Europe et du monde arabo-islamique, marquées par les conflits, les conquêtes, les dominations, mais aussi les échanges. Mais il émerge aujourd’hui une Méditerranée complexe, emplie de ses anciens clivages mais riches de ses nouvelles dynamiques, en train de basculer dans la mondialisation et l’universalisation.
La Méditerranée actuelle entremêle quatre histoires
Celle de la Méditerranée des États apparue au XXe siècle sur les décombres des empires ottoman et coloniaux, dans laquelle les multiples sociétés devenues indépendantes vont construire plus ou moins facilement des peuples et des États. Alors que certains, tels l’Égypte, la Turquie, le Maroc et la Tunisie, sont solidement établis dans leur histoire millénaire ou séculaire, d’autres, tels l’Irak, la Syrie ou la Libye n’ont pas de longue histoire et doivent se construire.
La nouveauté de la Méditerranée des États explique l’intensité de la Méditerranée des conflits, à l’image de l’Europe des siècles passés. Il y a toujours le grand conflit lié à la question non résolue de la Palestine. Il a été et il est la multiplicité des conflits bilatéraux, entre Maroc et Algérie, Liban et Syrie, Arabie saoudite et Yémen, Iran et Irak. Il est aujourd’hui le nouveau « grand jeu » entre l’Iran et le monde arabe emmené par l’Arabie saoudite, qui est un conflit de puissance avec en toile de fond un antagonisme religieux historique entre un sunnisme majoritaire dominant et un chiisme minoritaire, dominé mais revanchard. Ces conflits multiples sont autant d’« empêcheurs de Méditerranée ».
Il est une troisième histoire de la Méditerranée, celle de la fracture de voisinage économique et culturelle entre les deux rives. Comme l’ont relevé les rapports du PNUD et l’Agence Française de Développement (Afd), la Méditerranée est la seule zone au monde où l’écart économique nord/ sud s’accroit, conduisant au plus grand différentiel de richesse au monde entre deux régions contiguës. la région est trop peu attractive pour attirer suffisamment d’investissements directs, alors même que les Européens effectuent de considérables excédents commerciaux vis-à-vis de la rive sud. De ce fait, la rive sud connait le plus fort taux de chômage réel mondial, près de 30%, qui touche principalement les jeunes.
Or, en parallèle, la résurgence d’un islam radical révélé par le 11 septembre 2001 a atteint l’ensemble des sociétés arabes sunnites, faisant office de débouché politico-religieux à la frustration de générations arabes traumatisées par l’échec des politiques des régimes en place. Ce cocktail explosif combinant l’échec économique et la tentation de l’islam radical et djihadiste est aujourd’hui la principale source d’explosion de la région.
Mais il est une quatrième histoire, toute récente, de la Méditerranée, ouverte par les Printemps arabes de 2011. Ces printemps, malgré leurs limites et les échecs de nombre d’entre eux, ont révélé l’émergence d’une Méditerranée modernisée et mondialisée. Derrière les voiles et les barbes, la modernité a galopé : modernisation sociale et culturelle, sécularisation, révolution féminine, individualisation, demande croissante de droits, de libertés, de dignité, pénétration de l’idée démocratique. Après les blocages coloniaux du XIXe siècle et les illusions du nationalisme et du socialisme arabe du XXe siècle, les sociétés et les peuples arabes se prennent progressivement en main, aux prises tant avec les traditions culturelles qu’avec les autocraties politiques en place.
C’est toute cette complexité des quatre histoires cumulées et enchevêtrées qui forme la trame de la géopolitique méditerranéenne actuelle et future. Et c’est sur cette complexité que doit se bâtir une politique méditerranéenne réaliste et efficace.
On a souvent confondu le projet politique méditerranéen avec le « mythe méditerranéen ». Pourquoi cette région la plus ancienne du monde est-elle la seule qui ne possède aucune institution régionale forte et visible, et pourquoi n’existe-t-il que très peu de traités regroupant l’ensemble des États du bassin ? Parce que la Méditerranée est un espace géographique qui n’a jamais été un espace politique, à l’exception de la « mare nostrum » romaine. Tous les projets d’une communauté euro-méditerranéenne ont toujours été des projets avortés. Tant les clivages, les décalages et les peurs entre les deux rives, mais aussi les conflits locaux et régionaux au sein de la rive sud, et naturellement le conflit israélo-arabe sur la Palestine, ont toujours pesé beaucoup plus que les volontés politiques d’un partenariat méditerranéen.
Le dernier échec en date a été l’empêchement de la pleine réalisation du projet français de l’Union pour la Méditerranée, freiné dès le départ par le conflit israélo-arabe, puis bloqué par les Printemps arabes et la chute des principaux dirigeants arabes associés au projet.
Aujourd’hui, où en est-on?
25 ans après la convention de Barcelone de 1995 créant un partenariat euro-méditerranéen, les résultats commerciaux, économiques et financiers sont réels, mais restent trop modestes au regard des énormes défis de la région. 10 ans après le lancement de l’Union pour la Méditerranée, le seul débouché est l’existence d’un secrétariat établi à Barcelone, enfin doté d’une feuille de route adoptée en 2017 avec une cinquantaine de projets, dont les deux projets phares sont l’Université Euromed de Fès et le projet d’usine de dessalement de l’eau pour Gaza.
La Méditerranée est un carrefour entre les trois mondes voisins par la géographie et l’histoire, l’Europe, l’Orient, le Maghreb. Si ces trois mondes, voisins et différents, divergent trop, le risque est grand d’un chaos qui les atteindrait tous. Un sous-emploi chronique de la jeunesse maghrébine ne peut que déboucher sur des flux croissants de migrants vers la rive nord. Une grave crise algérienne ne peut qu’entrainer un chaos méditerranéen. L’Europe a un intérêt vital à renforcer sa politique méditerranéenne.
Jacques Huntzinger
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Illustration : Carte de la Méditerranée du XVIIe siècle, domaine public.