Le Maroc de Mohammed VI – Daniel Rivet (fin)

Voici la troisième partie de l’analyse que fait Daniel Rivet de la situation du Maroc, après vingt ans de règne du Roi Mohamed VI.

Le Maroc de Mohamed VI

III – Au bord de l’explosion ?

Le Royaume chérifien donne l’impression d’être une cocotte minute au bord de l’explosion. Va-t-il à son tour être emporté par une thawra renversant la monarchie ? La réponse dépasse la personne de M6, qui montre peu de goût pour l’exercice de son métier, à la différence de son père. Pour en juger, il faut remonter en amont de 1912, l’année du protectorat français. Les Marocains étaient astreints à une culture de l’obéissance (révérencielle) envers un maître (un mûl) : les grands du Royaume prêtaient au sultan commandeur des croyants serment d’obéissance (la bay’a) et tout le monde se pliait sous l’autorité spirituelle du maître de confrérie doté d’un charisme et s’inclinait devant celle du patriarche de la famille étendue. De même que la femme devait se soumettre à la supériorité de l’homme, les cadets à celle de leurs aînés et les sœurs obéir à leurs frères. Seul ce mode de construction de l’autorité consacrant la figure du maître ou mûl maintenait un équilibre, transactionnel, entre les Marocains pris dans des réseaux d’alliance qui définissaient l’identité locale (les tribus, les quartiers dans les villes) et généraient un cycle interminable de guerres privées.

Ajoutons que le sultan s’appuyait sur un gouvernement de l’ombre, le makhzen (initialement l’endroit où on conservait le produit en nature de l’impôt) redouté, mais respecté. Sans le makhzen, c’est la siba, c’est-à-dire l’anarchie, où le fort exploite sans vergogne le pauvre, disaient en substance maint proverbe collecté par les savants au temps du protectorat. Cette double figure de Sidna (notre seigneur) ou Mawlana (notre maître) et du makhzen (l’Etat profond) retentissent encore dans le subconscient populaire. On accepte le shadow cabinet (les conseillers omnipotents du Prince) parce que c’est la qa’ida (la règle, l’usage) qui permet d’échapper à la fitna (le désordre moral). Actualisons : d’échapper à la guerre civile comme dans l’Algérie des « années noires » et la Syrie contemporaine. On intériorise le pouvoir du ministère de l’Intérieur (om l’wizârât : mot à mot, « la mère des ministères », c’est-à-dire le ministère du tout, en parler populaire), parce qu’on peut passer avec lui mille petits arrangements profitables : les Marocains sont des « Aït Debrouille », observait la sociologue Fatima Mernissi. Cet écart entre la norme et la pratique engendre fatalement un dédoublement de la personnalité de chacun, puisque que le makhzen est un appareil étatique qui fonctionne en marge des lois et règlements issus de la façade « occidentale » de l’Etat et que le vrai jeu se déroule hors-texte, dans l’ombre. Mais cette culture de la soumission au roi et à son makhzen, à l’imam du quartier, au patriarche familial, jusqu’à quand tiendra-t-elle ?

Les Marocains ne sont plus seulement des sujets, mais ils ne sont pas encore complètement des citoyens. Ils restent à la fois soumis et rebelles. Parviendront-ils au terme d’une monarchie constitutionnelle à la suite d’une transition démocratique, si longue soit-elle, ou bien verseront-ils dans une république théocratique à l’iranienne, renversée par un régime militaire à l’égyptienne pour juguler les passions fondamentalistes ? Lyautey disait que le Maroc est un pays à cyclones imprévisibles. Jacques Berque qu’il restait inconnaissable de par son opacité vertigineuse. Mais peut-on en rester là, faire ressortir indéfiniment une singularité, une spécificité marocaine  atemporelle ? Pour ma part, j’inclinerais à penser que la société est en avance sur l’Etat, mais que l’Etat renforcé de l’intérieur par le protectorat et sa technologie moderne du pouvoir reste encore plus fort que la société. Accorder les forces vives de la société aux noyaux de légitimité que la monarchie recèle demeure un pacte à réinventer. Le Palais Royal et l’élite citadine ne s’y emploient guère : leur obsession, c’est de gagner du temps, de se survivre au prix d’habillages institutionnels qui ne correspondent plus aux attentes de la jeunesse instruite des villes et des périphéries paupérisées du Royaume.

Daniel Rivet

Voir les premiers articles:

I “Les acquis d’une phase inaugurale” : https://www.chretiensdelamediterranee.com/le-maroc-de-mohammed-vi-daniel-rivet/

II “Un durcissement dans les années 2000” : https://www.chretiensdelamediterranee.com/le-maroc-de-moha…niel-rivet-suite/

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