C’est au Liban qu’est consacrée la troisième partie de l’étude de Christian Lochon* dans la série “Regards”. Replaçant la Syrie par rapport à son environnement immédiat, il rappelle ses liens avec des voisins aussi éprouvés qu’elle par les crises et les guerres, l’Irak et le Liban.
Rappel des quatre parties.
I. Introduction
II. L’Irak
III. Le Liban
IV. La Syrie – Conclusion
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LIBAN, EN FAILLITE BANCAIRE
HISTORIQUE
En 1877, l’encyclopédiste Boutros Boustani proclamait : “L’Empire ottoman est notre patrie, la Syrie notre pays”. Intégrée dans les Empires régionaux successifs, l’entité du Mont-Liban est institutionnalisée en 1840 sous forme de deux “Cantons” druze et maronite, puis unie en une “Préfecture” en 1861, dirigée par un haut fonctionnaire ottoman chrétien et un conseil régional de 12 membres où chaque communauté religieuse est représentée.
Sous le Mandat français, le Grand Liban proclamé en 1920 devient en 1926 la République libanaise. A partir des années 1980, l’islamisme se répand, chiite avec la Révolution iranienne et sunnite avec le Wahhabisme. De 1975 à 2005, le Liban subit une occupation syrienne très éprouvante en même temps qu’une occupation israélienne jusqu’en 2000 au Liban Sud. Deux grandes insurrections populaires se déroulent en 2005 et 2019.
GOUVERNEMENT ACTUEL
Sur 6,7 millions d’habitants, seuls 4,5 millions sont des citoyens libanais.
En 2021, l’éditorialiste Youssef Bazzi résume la situation : “Le Liban pourrait sombrer. L’effacement est en cours implacablement depuis 16 ans. Nous avons perdu le lyrisme de la libération et du progrès”. La colère du peuple libanais depuis 2019 s’exprime contre l’incurie politique et administrative des gouvernements successifs, la dette exponentielle, la dévaluation de la livre libanaise, la fuite des cerveaux, la crise politique qui s’éternise, la corruption généralisée, le braquage des épargnants par les banques.
Le 4 août 2020, Beyrouth est ravagé par une explosion titanesque provoquée par l’incendie de 2 750 tonnes de nitrate d’ammonium, stockées sans précaution dans un hangar du port. Elle fait 217 morts, plus de 6 500 blessés, endommageant 9 000 bâtiments et détruisant 200 000 logements. La majorité des demeures classées du quartier Sursock sont toujours éventrées. La communauté internationale refuse de débloquer des fonds tant que des réformes ne sont pas engagées par les autorités. L’enquête piétine parce que les responsables mis en cause s’abritent derrière leur immunité et défient les juges. Le Hezbollah et Amal, partis chiites, ont menacé les juges successifs, chargés de l’enquête, Fadi Sawwan puis Tarek Bitar, Ils les ont fait dessaisir lorsqu’ils avaient réclamé la levée de l’immunité des ministres et des députés impliqués dans l’affaire. Par contre, le courant aouniste et les Forces Libanaises ont soutenu ces juges.
ÉCONOMIE
Le Liban bénéficie de ressources hydrauliques exceptionnelles et de ressources gazières encore inexploitées. Mais les responsables politiques libanais ont recouru aux sociétés offshore pour dissimuler leurs gains illicites, comme le Premier Ministre actuel Nagib Mikati, le gouverneur de la Banque Centrale Riad Salamé ou le directeur de la lutte contre la corruption à la Banque du Liban, Mohamed Baassiri.
Le pays a vécu au-dessus de ses moyens avec une croissance anémique et des déficits structurels qu’il finançait en maintenant un taux de change surévalué. Des rendements défiant toute concurrence attiraient les dépôts non-résidents de la diaspora. Ces dépôts, qui ont atteint plus de 300% du PIB en 2019, étaient placés à la Banque du Liban qui monétisait la dette publique, laquelle atteignait 175% du PIB en fin 2019, soit 100 milliards de dollars. La stabilité du billet vert échangé à 1500 livres libanaises pendant trente ans n’était qu’un mythe et a mené à la faillite totale d’une société condamnée à un appauvrissement brutal.
L’État ne rembourse plus ses obligations en devises, ne négocie plus avec ses créanciers ou le Fonds Monétaire International (FMI). La Banque Mondiale n’allouera plus que des fonds tirés des droits de tirage spéciaux du FMI qui ne dépassent pas 1,6 milliard de dollars. Les réserves de devises de la Banque du Liban ne se composent plus que des 14 milliards de dollars obligatoires. La monnaie nationale a perdu 90% de sa valeur. L’État libanais est un État failli après avoir alimenté la redistribution clientéliste et la corruption.
POPULATION
Société civile
60% de la population est passée sous le seuil de pauvreté, selon l’ONU ; le chômage atteint 40% ; la moitié des Libanais vivent avec 4 dollars par jour. Avant la crise, le salaire mensuel moyen était de 950 000 livres libanaises, soit 630 dollars au taux officiel mais seulement 60 dollars au marché noir, seul moyen d’obtenir des dollars, du fait que tous les travaux se paient en dollars. C’est pourquoi la classe moyenne disparaît, le chômage explose, les chiffres de l’émigration aussi. Chaque année les 23 mille jeunes diplômés n’ont à leur disposition que 3 400 propositions d’emploi.
Deux secteurs essentiels sont particulièrement touchés : l’éducation et la santé publique. L’hôpital de l’Hôtel-Dieu a perdu le quart de ses infirmiers, l’Hôpital Américain le tiers de ses médecins. Les gens ont faim. 35% des foyers interrogés ont du réduire le nombre de repas quotidiens, selon le Programme Alimentaire Mondial (PAM). Le prix des denrées alimentaires a été multiplié par cinq depuis 2019.
Les femmes sont les premières à pâtir des difficultés de la vie quotidienne. Le nouveau gouvernement Mikati ne leur a offert qu’un poste ministériel. Le Ministre des Affaires sociales a déclaré publiquement, comme solution au manque de produits d’hygiène importés, que “les Libanaises devaient agir comme les Chinoises, utiliser pour les bébés des couches en tissu, les mettre à sécher, les repasser, les plier” (sic).
Réfugiés syriens
Sur les 1,5 million de réfugiés syriens, 815 000 sont pris en charge par l’Union Européenne, qui leur a versé 717 millions de dollars. 89 % vivent en dessous du seuil de pauvreté et 82% des enfants sont déscolarisés, faisant de petits travaux pour nourrir leur famille. 16% seulement des Syriens réfugiés de plus de 14 ans détiennent un titre de séjour. Le Liban autorise les réfugiés à ne travailler que dans le bâtiment, l’agriculture et le nettoyage. La plus grande partie d’entre eux, qui sont sunnites, ne veulent pas rentrer en Syrie, craignant d’être persécutés. Depuis 2016, le HCR-France** estime que 280 mille réfugiés sont rentrés en Syrie mais le retour des déplacés syriens est annuellement inférieur à 20 000 !
Hezbollah
Rien ne peut se produire au Liban sans le Hezbollah, qui obéit à l’Iran. Par le Hezbollah, l’Iran s’approche d’Israël et peut le menacer aux dépens de la sécurité du peuple libanais. D’autre part, le Hezbollah est responsable d’affrontements interconfessionnels. Le 14 octobre 2021, des partisans du Hezbollah et de Amal manifestent devant le Palais de Justice contre le juge Tarek Bittar. Ils essaient de pénétrer dans le quartier chrétien de Tayouné et se heurtent aux Forces Libanaises, parti chrétien. Les affrontements font sept morts et une trentaine de blessés.
Quelques jours plus tard, un camion du Hezbollah transportant des roquettes est confisqué dans le village druze de Shouwayya par les habitants, furieux de voir tirer des roquettes contre Israël dans la proximité de leur village, ce qui entraîne Israël à exercer des représailles contre eux. On assiste à une montée des tensions entre chiites et Druzes dans d’autres régions du Liban.
La population refuse en fait que le Liban soit entraîné par le Hezbollah dans une nouvelle guerre destructrice avec Israël pour le compte de l’Iran. Le Patriarche maronite Bechara Al Raï, le 8 août 2021 dans son prêche dominical, avait affirmé que seul l’État libanais peut déclarer la guerre, critiquant les attaques de roquettes du Hezbollah, d’autant plus que le Liban est lié à Israël par l’accord d’armistice de 1949. Le Hezbollah, qui veut que le Liban reste la chasse gardée de l’Iran, risque de se mettre à dos le reste de la population.
Chrétiens
L’Église maronite essaie de maintenir la présence des chrétiens dans leurs quartiers respectifs. Ainsi, elle a acheté des terrains à Hay Madi, près de l’aéroport, pour éviter qu’ils soient vendus à des non-chrétiens, ici chiites, mais elle n’a pas les fonds pour réhabiliter les bâtiments détruits. Les chrétiens ne constituent plus que 33% de la population et leur jeunesse, souvent surdiplômée, s’expatrie.
Sunnites radicaux
Environ 500 anciens combattants libanais de Daech sont rentrés au Liban après la chute de Raqqa, par des voies illégales. Ainsi, le 3 juin 2019, l’un d’entre eux, Abderrahman Mabsout, a tué à Tripoli quatre soldats et agents des Forces de Sécurité intérieure. C’est Nagib Mikati, devenu Premier Ministre, qui a payé la caution par solidarité confessionnelle pour qu’il soit remis en liberté sous prétexte qu’il était “déséquilibré”.
INFLUENCES ÉTRANGÈRES
Syrie
Le régime d’Assad ne veut pas le retour des réfugiés syriens sunnites, considérant que le fait de quitter le pays les rend suspects. Ce million et demi de déplacés, vivant dans des conditions précaires, hostiles au Hezbollah allié à Assad, peut déclencher une nouvelle guerre au Liban.
États du Golfe
A partir de 2011, le Golfe a boudé le Liban à cause de l’engagement en Syrie du Hezbollah. En novembre 2017, le Premier Ministre libanais, convoqué à Riyad pour son manque de fermeté vis-à-vis du Hezbollah, est séquestré par le prince héritier Mohamed Ben Salman. Le passage à Riyadh du Président Macron lui fait rendre sa liberté.
En octobre 2021, l’Arabie Saoudite, suivie de Bahreïn, du Koweït et des Émirats Arabes Unis ont rompu les relations diplomatiques avec le Liban pour protester contre l’influence du Hezbollah sur le gouvernement libanais. En 2022, les pourparlers pour une aide économique ont repris.
Israël
Israël a commencé l’exploitation de ses champs pétrolifères et gaziers sous-marins proches voisins des eaux territoriales libanaises, mais le Hezbollah s’obstinant à refuser des négociations directes avec Israël pour la re-délimitation des eaux territoriales, le Gouvernement libanais n’a pas encore commencé l’exploitation de ses propres ressources qui pourraient lui permettre de remettre sur pied son économie.
France
La visite du Président Macron le 6 août 2020, deux jours après l’explosion du port de Beyrouth puis une deuxième un mois plus tard furent acclamées par la population, qui n’avait pas vu son président, ses responsables politiques se manifester sur les lieux de la déflagration. Le Président français n’a pas été entendu lorsqu’il a appelé le gouvernement libanais à réformer l’Administration publique, à lutter contre la corruption, à initier les négociations avec le FMI. L’initiative française a également manqué du soutien américain et saoudien. Les observateurs estiment que le Gouvernement Mikati du 20 septembre 2021 serait né d’une entente entre Français et Iraniens ; les divisions restent donc les mêmes et cette équipe est incapable de réformes profondes.
États-Unis
Washington pèse lourdement sur toute initiative gouvernementale libanaise. Ainsi en 2022, les Américains poussent le Liban à s’entendre avec la Syrie afin d’acheminer le gaz égyptien.
Russie
Les diplomates russes s’intéressent à la sécurité du Liban et évoquent le retour des réfugiés en Syrie. Mais les Russes sont conscients qu’il leur faut au Liban le consentement des Américains et des Saoudiens pour agir.
Christian Lochon
Administrateur de CDM
*Christian Lochon habite Beyrouth. Il enseigne à l’université Paris II et appartient à l’Académie des Sciences d’Outremer. Il collabore à l’Œuvre d’Orient et est administrateur de Chrétiens de la Méditerranée. Il a déjà donné à notre site des analyses historiques, dont
- un témoignage de septembre 2021 sur le Liban
- une étude sur “Chiites et Sunnites en Irak” d’avril 2021
**HCR, Haut-Commissariat pour les réfugiés, Agence des Nations-Unies pour les Réfugiés. Site en français: https://www.unhcr.org/fr-fr/le-hcr-en-france.html
Photo AED/Œuvre d’Orient