Titre
bn Khaldūn et les sciences humainesSous titre
La médiation du naturalismeAuteur
Houari Touati (dir.)Type
livreEditeur
Paris, Les éditions du Cerf, 2024Collection
Islam-nouvelles approchesNombre de pages
360 p.Prix
34€Date de publication
15 mars 2025Ibn Khaldûn et les sciences humaines : la médiation du naturalisme.
A l’image de ses huit contributeurs issus d’universités du monde entier et de son solide appareil critique, le présent ouvrage s’adresse d’abord à des chercheurs et des spécialistes. Les simples curieux se perdront rapidement dans les dédales d’une discussion à caractère épistémologique certes fort intéressante mais bien complexe. Pour aborder une première fois la vie d’Ibn Khaldūn, ce savant maghrébin né à Tunis en 1332 et mort au Caire en 1406, et plus particulièrement son œuvre majeure, la Muqaddima, ces “prolégomènes” à son Kitab al-‘ibar qui dessine une histoire universelle et une histoire du Maghreb, il vaudra donc mieux que ces lecteurs empruntent d’autres voies.
Néanmoins, l’ouvrage décline une série d’interpellations qui peuvent être entendues par le plus grand nombre et qui méritent d’être explorées à plusieurs niveaux. Il est d’abord fondé sur un rappel qui pourra déranger les plus eurocentriques : “La notion de sciences humaines est en effet une invention de la philosophie de langue arabe qui trouve sa pleine expression avec al-Fārābī1 au début du Xe siècle, pour désigner un ensemble de sciences englobant pêle-mêle la psychologie, la politique, l’éthique, la médecine, la physionomie, l’astrologie, la géographie ou encore l’érotologie” (p. 8).
Ibn Khaldūn vient compléter ce paysage scientifique quand, au XIVe siècle, il se saisit de l’histoire comme un système d’explication des sociétés par leurs temporalités proches et lointaines, et fonde, par là-même, une nouvelle science de la civilisation. Or, en faisant de l’histoire une science du social, de la société et de ses différentes étapes de développement, Ibn Khaldūn non seulement contribue à faire de l’histoire une science de l’homme, mais il emploie aussi un langage conceptuel qui apporte à ses propositions une valeur universelle. Parmi ces notions, on retrouve celle de cohésion sociale auquel Ibn Khaldūn a donné le nom de ‘asabiyya. Pour engager la discussion entre l’héritage d’Ibn Khaldūn et les sciences humaines actuelles, l’ouvrage s’appuie donc ainsi sur cette idée centrale selon laquelle “l’homme n’existe pas en dehors du lien qui le lie aux autres hommes avec lesquels il forme société. (…) il est social ou politique par nature” (p. 10).
Sous la direction d’Houari Touati, directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS, Paris), l’ouvrage a rassemblé neuf articles répartis en deux parties. Intitulée “Fondements et articulations”, la première partie regroupe les contributions qui présentent différents pans du savoir abordé par la pensée d’Ibn Khaldūn : “L’importance accordée à l’épistémologie aristotélicienne dont les concepts charpentent, en grande partie, la conception de l’homme et de la société à l’œuvre dans la Muqaddima ; (…) la pensée linguistique d’Ibn Khaldūn qui porte elle aussi trace de la tension entre sciences traditionnelles et sciences rationnelles ; (…) la place de la théologie en tant que discours concurrent de la philosophie” (p. 10-11). L’un des grands problèmes abordés par l’ouvrage est justement cette “tension fondamentale opérée par la mise en œuvre du concept de nature, issu de l’aristotélisme et du galénisme2 avec sa dimension hippocratique, concurremment à celui d’habitude ou de coutume emprunté à la théologie” (p. 11).
Intitulée “Vocation actuelle”, la deuxième partie “interroge Ibn Khaldūn du point de vue des sciences humaines telles qu’elles sont conçues et pratiquées aujourd’hui” (p. 11). Les différents auteurs reviennent ainsi sur “la question de savoir ce qui rend possible une relation dialogique entre une œuvre produite au XIVe siècle et des sciences humaines et sociales qui n’ont vu le jour qu’à partir du XIXe siècle ; la question du théologique dans l’histoire ; la question de la place et de l’action de l’individu dans l’histoire ; et la question de savoir pourquoi, après qu’elles en ont fait un de leurs précurseurs, les sciences humaines et sociales européennes en sont-elles venues à récuser l’historien et théoricien maghrébin du XIVe siècle” (p. 12).
Car le défi est bien aujourd’hui de “penser à partir d’Ibn Khaldūn” comme le souligne Hamit Bozarslan de l’EHESS : “Comment comprendre que le plus grand penseur de l’islam s’avère aussi être celui qui en décrit le déclin, le processus de fragmentation, voire le basculement dans la ‘dé-civilisation’, qui résonne si tragiquement avec les scènes de désolation des années 2010, avec un froid désespoir?” (p. 286). En réalité, c’est justement parce qu’il dérange qu’Ibn Khaldūn peut constituer une ressource théorique et méthodologique très précieuse pour comprendre notre monde contemporain. Dans un dernier chapitre des plus suggestifs, Syed Farid Alatas de l’université de Singapour propose ainsi quelques exemples d’application dont la Syrie du clan des Assad. Et depuis, Bachar est tombé…
Rémi Caucanas3
Notes de la rédaction
1 Al-Farabi : https://www.lesclesdumoyenorient.com/Al-Farabi-1-Les-fondements-d-une-philosophie-politique.html
2 Doctrine médicale de Galien.
3 Ancien directeur de l’Institut Catholique de la Méditerranée (ICM, Marseille, France), et ancien secrétaire général adjoint du réseau Chrétiens de la Méditerranée, Rémi Caucanas est chercheur associé à l’Institut de Recherches et d’Etudes sur le Monde Arabo-Musulman (IREMAM, Aix-en-Provence, France) et au Pontifical Institute for Studies in Arabic and Islam (PISAI, Rome, Italy). Professeur en histoire de l’Église et histoire des relations islamo-chrétiennes, il a enseigné au Tangaza University College (TUC, Nairobi, Kenya) de 2018 à 2021, et à l’Université Saint-Paul (Ottawa, Canada) en 2022. Il vit aujourd’hui à Belo Horizonte, au Brésil, où il a commencé une résidence post-doctorale à l’Université Fédérale du Minas Gerais (UFMG). Rémi Caucanas est intervenu en visioconférence à l’ouverture de l’Université d’hiver de CDM à Lyon (17-19 mars 2023). Voir aussi ses autres contributions et recensions de livres sur le site de CDM.