Titre
L’arrivée de l’homme en islam et sa disparitionSous titre
D'Athènes à BagdadAuteur
Houari TouatiType
livreEditeur
Paris : Librairie philosophique J. Vrin, 2024Collection
Études musulmanes ; 57Nombre de pages
512 p.Prix
55€Date de publication
15 mars 2025L’arrivée de l’homme en Islam et sa disparition : d’Athènes à Bagdad.
Dans son Discours sur la dignité humaine, Pic de la Mirandole, à la charnière entre le Moyen Âge et la modernité, cite, en ouverture à son propos, un certain Abdallah qui affirme qu’il n’y a rien dans le monde de plus admirable que l’homme. Si la référence est non identifiée, elle peut étonner puisque, à suivre Michel Foucault, l’homme est une invention récente qui émerge au tournant du XVIIIe et du XIXe siècle, avec ce qu’il a appelé l’épistémè moderne. Pour Foucault, dans les épistémès précédentes, la connaissance ne plaçait pas “l’homme” au centre. C’est cette thèse que Houari Touati remet en question non sans audace et force, dès les premières pages de son livre.
En partant de la pensée philosophique en monde arabe sur l’homme, Touati retrace l’histoire de l’accomplissement politique de l’homme dans sa capacité à vouloir. En scrutant les philosophies arabes, il montre comment Bagdad, dans le contexte des traductions grecques, est le lieu où sont apparues les sciences humaines et avec elles, l’appareil réflexif pour penser et poser l’agentivité1 de l’homme. En neuf chapitres qui honorent la dimension philologique, Touati montre comment l’homme a acquis cette dimension centrale. Il l’est devenu dès lors qu’il a été pensé comme bipède raisonnable, que le langage lui a permis de penser et d’être libre, qu’il est l’actualisation de ses vertus, que l’égalité des genres est reconnue, que le rire signe son aptitude à l’étonnement, que ses mains créent, que la diversité humaine est unie dans l’unité de l’espèce, qu’il est un animal politique et, par-dessus tout, qu’il est un vivant capable.
Cette centralité qui est due à l’apport des philosophes arabes, nourris de philosophie grecque, connaît cependant son point d’arrêt avec l’arrivée de l’acharisme2 qui privilégie l’omnipotence divine et remet Dieu au centre en y “chassant” l’homme. Depuis, le monde arabe et tout particulièrement islamique, ne serait parvenu à redonner à l’homme cette place centrale qu’il avait occupée. Les tentatives les plus audacieuses à la fin du XIXe siècle, et notamment sous la plume de Mohammed ‘Abduh3, ont avorté. Et désespérément l’homme a disparu.
Voilà en quelques mots l’idée majeure de ce livre passionnant qui nécessite cependant quelques dispositions philosophiques. Le travail de Houari Touati témoigne d’une densité intellectuelle et d’un souci méthodique remarquables pour la richesse de ses analyses. Cela étant dit, il nous semble pertinent d’apporter quelques remarques pour élargir encore la portée de cette réflexion.
Tout d’abord, on regrettera que l’ouvrage s’appuie presque exclusivement sur des sources philosophiques classiques issues du contexte arabo-musulman médiéval, au détriment d’une prise en compte des dynamiques locales et culturelles d’autres régions du monde islamique, telles que le Maghreb, la Perse ou l’Asie centrale. Une ouverture à ces espaces aurait permis de nuancer et d’enrichir l’analyse. À cet égard, la référence à la thèse de Shahab Ahmed, qui repense les limites culturelles et religieuses de l’islam, aurait pu éviter certains écueils réducteurs et offrir une perspective plus englobante.
Par ailleurs, l’étude ignore l’apport fondamental des penseurs soufis, notamment en Perse et en Andalousie, qui ont développé une réflexion profonde sur l’homme parfait (al-insān al-kāmil). Dans cette vision, l’homme est conçu comme le miroir de la perfection divine, récapitulant en lui-même les réalités de l’univers et assumant une centralité cosmique. Chez des figures comme Rūmī (m. 1273), l’homme transcende ses limites matérielles pour s’unir à Dieu, devenant ainsi un réceptacle universel de la vérité divine, indépendamment de son appartenance ethnique ou religieuse, mais ce riche corpus soufi, est à peine abordé dans cet ouvrage.
Enfin, lorsqu’il s’agit d’aborder les tentatives modernes de renouvellement, Touati évoque ʿAbduh (m. 1905) et sa révolution épistémologique avortée, en raison de la “trahison” de Rashid Riḍā (m. 1935). Toutefois, il omet des figures contemporaines majeures, telles que Fazlur Rahman (m. 1988) au Pakistan ou Abdel Jabbār al-Rifāʿi en Irak, dont les travaux sur la théologie du nouveau kalām placent précisément l’homme au centre de la réflexion.
Enfin, si la convocation, en introduction, de Michel Foucault ouvre des perspectives qui permettent d’interroger l’impact des sources médiévales arabes sur la conception de l’homme, il ne nous semble pas que Foucault en dénie l’existence ou la réalité. Pour lui, l’homme moderne n’apparaît qu’avec la modernité, tout simplement parce qu’il est tributaire des épistémès modernes caractérisés par l’historicisation des savoirs et un discours sur l’homme marqué par les sciences empiriques. À ce titre, la question n’est pas tant celle de la centralité de l’homme que celle de la centralité de la réalité de l’homme moderne intimement liée à la modernité. C’est dans cet esprit que pour Foucault, l’humanisme de la Renaissance ne porte pas les mêmes lumières sur l’homme que la modernité.
Pour conclure, nonobstant ces quelques remarques qui appellent à prolonger et à enrichir ce travail, la lecture de l’ouvrage de Houari Touati demeure stimulante. Elle pose des jalons essentiels pour une réflexion approfondie sur l’homme dans la pensée islamique.
Fr. Emmanuel Pisani, o.p
Institut dominicain d’études orientales4
1 L’agentivité de l’homme désigne sa capacité à agir intentionnellement et à exercer une influence sur le monde, sur les événements et sur son propre devenir. L’expression renvoie à la faculté d’une personne à être un acteur autonome, capable de faire des choix, de prendre des décisions et de les mettre en œuvre, en fonction de ses intentions, de ses valeurs et de ses objectifs.
2 L’acharisme est un courant théologique sunnite qui s’est opposé au libre arbitre soutenu par les rationalistes (mutazilites).
3 Mohammed ‘Abduh : https://www.lesclesdumoyenorient.com/Muhammad-Abduh.html
4 Cf. Recensions d’Emmanuel Pisani pour CDM : Les approches chrétiennes de l’islam, tensions, déplacements, enjeux. – CDM et d’autres recensions pour le site de CDM.