Titre

Le Coran des islamistes

Sous titre

Lecture critique de Sayyid Qutb, 1906-1966

Auteur

Olivier Carré

Type

livre

Editeur

Paris : Le Cerf, 2021

Nombre de pages

381 p.

Prix

25€

Date de publication

31 octobre 2021

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Le Coran des islamistes : Lecture critique de Sayyid Qutb, 1906-1966

Il s’impose de saluer la réédition de cet essai paru en 2004 au Cerf, car il s’agit, par-delà le cas singulier de cet intellectuel islamiste de haute culture, de comprendre la genèse de la “minorité du pire”, celle des extrémistes nihilistes passés à l’acte : de l’assassinat de Sadate en 1981 à Al-Qaïda et à l’Etat islamique.

Prévenons le lecteur peu au fait de l’islam en général et de son énonciation du politique depuis le courant de la salafiyya première manière (celle du cheikh Mohammed Abduh1 fin du XIXème) : cet ouvrage, sans s’adresser exclusivement à des spécialistes, exige un effort soutenu d’attention, quand on n’est pas féru de la chose islamique. Mais il est essentiel pour sortir des à-peu-près et simplismes qui font florès aujourd’hui sur l’islam et sa consubstantialité avec l’islamisme.

Saïd Qutb (1906-1966) est d’abord un professeur féru de littérature arabe au Caire, qui contracte une détestation absolue de l’Occident lors d’un séjour pédagogique de deux ans aux Etats-Unis. Passé aux Frères musulmans en 1951, peu avant la chute de la monarchie égyptienne, il collabore un temps avec Nasser et les “officiers libres”. Puis, à partir de 1954, il est presque tout le temps emprisonné avant d’être pendu, en 1966, comme nombre de cadres de son mouvement, qui tient autant du parti politique que de la confrérie musulmane. Le titre de sa monumentale œuvre écrite en prison “A l’ombre de l’islam (fi–zilâl al-Islâm)” est une exégèse savante et fort singulière du Coran, assortie d’une condamnation radicale du monde contemporain. En est tiré un abrégé (Signes de piste), qui sera le bréviaire des islamistes entrés dans un rapport de dénégation et d’exclusion du politique.

Le mentor de Qutb, l’indo-pakistanais Mawdoudi (1903-1979), visait à instaurer une “théodémocratie”. Lui, aspire à fonder une théocratie tout court, qui radicalise la pensée des Frères musulmans (le Coran est notre constitution, proclamait Hassan al-Banna, son fondateur en 1928). Et Qutb érige une théocratie directe, sans hiérocratie constituée d’experts sacralisés par la connaissance des écritures islamiques. Pour seule hiérarchie, il consent à celle qui serait fondée sur la crainte de Dieu, en distinguant quatre types de croyants, des plus fervents aux plus tièdes.

Olivier Carré, marqué par la connaissance de Max Weber, ne manque pas de rapprocher ce genre d’islamiste des protestants dissidents du calvinisme, puritains acharnés, à la recherche de la cité vertueuse. On le suivra plus volontiers, lorsqu’il oppose ce courant néo-hanbaliste, dérivé du grand jurisconsulte Ibn Hanbal (780-855) et d’Ibn Taymiyya (1263-1328), à la Grande Tradition musulmane qui, fondée sur une apologétique défensive de l’islam, glisse au quiétisme et délie le politique du sacré.

Olivier Carré privilégie, dans son étude de la pensée de Saïd Qutb, les notions de hakimiyya (la souveraineté politique exclusive de Dieu) et de tafkîr (déclarer par fatwa un musulman kafîr, c’est-à-dire incroyant, ce qui autorise sa mise à mort). C’est le seul Qutb que retiendront les islamistes terroristes, associant le guévarisme à la lecture du Coran à la lettre. Mais il y a un autre Qutb voulant non pas amender le capitalisme, mais le supprimer en instaurant une économie sociale fondée sur la zakkat (la taxation coranique) comprise non plus comme une aumône, mais comme un impôt perçu sur les riches bouleversant les assises de la société : non pas le socialisme arabe de Nasser, mais le socialisme islamique, inspiré par le concept coranique de justice sociale (la ‘adala). Et puis il y a un Qutb à la pensée cosmique et mystique, auquel Olivier Carré fait sa juste part : une forme de joie intérieure transfigure çà et là les cahiers de notes surabondants de cet homme en prison et qui attend interminablement la mort de la main du tyran (le taghut coranique, la réincarnation du pharaon en Nasser).

Ce qui amène Qutb à esquisser les contours d’une société où les hommes seraient dégagés de l’amoralisme occidental et débarrassés de l’archaïsme de la société arabe d’origine bédouine. Qutb célèbre le mariage monogame, qui est l’union de deux cœurs et la rencontre de deux chastetés. Il fait fi des pesanteurs d’une société patriarcale, qui marque sa préférence en faveur du mariage au plus proche de l’homme avec sa cousine germaine. Revenu d’une expérience amoureuse malheureuse, il reste célibataire : une rareté dans la société égyptienne du temps. Il y avait peut-être là une piste à creuser pour la compréhension d’un homme, qui reporte sans doute sur la violence jihâdiste une forme d’incomplétude et une frustration affective inguérissable. Mais l’auteur ne s’égare pas dans ce psychologisme, sans doute réducteur. Visiblement fasciné par la figure de Qutb, il le lit à la lumière d’un “chercheur agnostique se réclamant peu ou prou d’un anarchisme évangélique et non violent dans le sillage de Léon Tolstoï, Jacques Ellul et aussi Max Stirner” (avant-propos)2.

Daniel Rivet3

Notes de la rédaction

1 Mohammed Abduh (1849-1905) , sa vie, ses idées.

3 Daniel Rivet contribue régulièrement aux Regards et aux recensions de livres de notre site. Il est l’auteur, notamment, de : Histoire du Maroc.- Fayard, 2012 ; Le général Édouard Méric (1901-1973) : un acteur incompris de la décolonisation.- Bouchène, 2015 et de Henry de Castries (1850-1927) : du faubourg Saint-Germain au Maroc, un aristocrate islamophile en République.- Karthala, juin 2021, dont la recension sera publiée prochainement sur notre site.

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