Titre
Le crépuscule des saintsSous titre
Histoire et politique du salafisme en ÉgypteAuteur
Stéphane LacroixType
livreEditeur
Paris : CNRS éditions, 2024Nombre de pages
423 p.Prix
26€Date de publication
15 mars 2025Le crépuscule des Saints : histoire et politique du salafisme en Egypte.
Attention, événement ! Plus de trente ans après Le prophète et pharaon de Gilles Kepel (Seuil, 1993)1, Le crépuscule des saints vient jeter un regard neuf sur l’histoire contemporaine de l’islam radical à partir du contexte égyptien. A la croisée des approches ethnologique et historique, le chercheur Stéphane Lacroix propose une brillante analyse politique du mouvement salafiste en Égypte, du début du XXe siècle à nos jours.
Documenté, l’ouvrage est le fruit d’une enquête impressionnante comme l’illustre la longue liste des entretiens menés par l’auteur dans le contexte compliqué du tournant des années 20102. Académique, cette étude s’appuie sur une série de concepts sociologiques et un solide appareil critique : l’ouvrage satisfera ainsi les exigences d’un lectorat désireux de mieux saisir les transformations de l’islam et de son rapport au politique à l’époque contemporaine. Mais son caractère hautement scientifique, sans parler des dénominations arabes bien évidemment prépondérantes, pourront décourager un lectorat moins au fait des réalités du monde musulman et des recherches en sciences humaines. En bref, Stéphane Lacroix ne propose pas un ouvrage de vulgarisation mais une véritable plongée dans un monde qui mérite pourtant toute notre attention.
Construit en six chapitres ordonnés de manière chronologique, l’ouvrage introduit une série de clarifications bienvenues pour mieux saisir le mouvement salafiste. A commencer par la distinction qui se dessine dès le premier chapitre entre salafisme et islamisme : entre l’association Ansar al-Sunna lancée en 1926 par “un entrepreneur de norme, Muhammad Hamid al-Fiqi (1892-1959)” et la confrérie des Frères musulmans3 créée en 1928 par Hassan al-Banna (1906-1949). Tous deux héritiers de Muhammad Rashid Rida (1865-1935), ces deux courants représentent selon l’auteur les deux pôles antagonistes du réformisme musulman à la fin des années 1920, se différenciant tant par leurs conceptions religieuses que par leurs “grammaires d’action”. Alors que les Frères visent un renouveau politique, Ansar al-Sunna est adepte d’une grammaire d’action puriste, cherchant à purifier l’islam et son credo “des “innovations” qui sont venues s’y agréger au cours des siècles pour le ramener à sa forme authentique, selon des conceptions issues de la tradition théologique hanbalite et de son prolongement wahhabite” (p. 98). Du médiéval Ibn Taymiyya à l’Arabie saoudite moderne, l’auteur prend alors soin d’introduire son lecteur aux références du courant salafiste égyptien.
Un autre grand intérêt de ce travail réside dans l’éclairage des multiples ambiguïtés qui caractérisent les liens entretenus par le courant salafiste avec le pouvoir égyptien, royal puis présidentiel, d’une part, et les représentants de l’islam traditionnel comme l’université Al-Azhar, d’autre part. Principal champ d’une “bataille des mots” remportée par le salafisme dès les années 1960, l’étude du marché de l’édition occupe une place majeure dans l’analyse. L’ouvrage de Stéphane Lacroix met ainsi en lumière “l’élément salafiste, largement ignoré par la littérature académique” (p. 162), allant jusqu’à parler, à propos des années 1970, d’un “réveil salafiste” plutôt que d’un “réveil islamique”. A travers l’étude d’acteurs, notamment la Prédication salafiste qui fait l’objet du troisième chapitre, l’auteur montre aussi comment le salafisme a tendu vers un mouvement social organisé, voire vers “une idéologie “totale” encadrant tous les aspects de la vie du croyant nécessitant de sa part un engagement complet” (p. 375).
L’auteur s’attache ensuite à décrypter “l’irrésistible essor du salafisme sous Moubarak” selon le titre du chapitre 4. Il dresse un tableau des “différents facteurs qui ont permis au salafisme de prendre l’ascendant dans la définition de la norme islamique en Égypte” (p. 228) dont l’essor d’un salafisme populaire porté par des dizaines de cheikhs indépendants. A l’apogée de son influence à la fin des années 2000, le salafisme entre alors en collision avec le mouvement révolutionnaire. Les derniers chapitres sont ainsi consacrés à cette période et aux “manifestations multiples du salafisme dans le contexte post-2011” (p. 331) : au parti al-Nour d’abord qui ébranle dans un premier temps la Prédication salafiste, puis au salafisme révolutionnaire “qui suscite en l’espace de quelques mois un mouvement populaire massif” (p. 334) notamment grâce à son chef charismatique Hazim Abu Isma’il, avant une chute aussi brutale. En réalité, dix ans après le coup d’État du maréchal Sissi, il est clair que “le mouvement salafiste a beaucoup perdu à se frotter au politique” (p. 380).
Magistral, l’ouvrage ne pourra donc qu’interpeller très largement. Non seulement parce que, au travers des méandres de l’Égypte contemporaine, il décrypte les évolutions de l’islam contemporain et évoque les tensions islamo-chrétiennes (l’affaire Camélia Shehata p. 336 notamment)4. Mais plus encore parce que, de la loyauté au populisme, entre religion et politique, il aborde des problématiques majeures de notre temps.
Rémi Caucanas5
Notes de la rédaction
1 Le Prophète et Pharaon : les mouvements islamistes dans l’Égypte contemporaine / Gilles Kepel.-Gallimard, 2012.-(Folio Histoire ; 194) : https://www.gallimard.fr/catalogue/le-prophete-et-pharaon/9782070445479.
2 Certains membres du réseau Chrétiens de la Méditerranée se souviendront peut-être de l’avoir rencontré dans la banlieue du Caire lors du voyage d’études en Égypte organisé en février 2012 (note de R. Caucanas).
3 Frères musulmans cf. https://orientxxi.info/magazine/les-freres-musulmans-genese-et-ideologie-d-un-mouvement,0731
4 Affaire Camélia Shehata : https://fr.wikipedia.org/wiki/Kamilia_Shehata
5 Ancien directeur de l’Institut Catholique de la Méditerranée (ICM, Marseille, France), et ancien secrétaire général adjoint du réseau Chrétiens de la Méditerranée, Rémi Caucanas est chercheur associé à l’Institut de Recherches et d’Etudes sur le Monde Arabo-Musulman (IREMAM, Aix-en-Provence, France) et au Pontifical Institute for Studies in Arabic and Islam (PISAI, Rome, Italy). Professeur en histoire de l’Église et histoire des relations islamo-chrétiennes, il a enseigné au Tangaza University College (TUC, Nairobi, Kenya) de 2018 à 2021, et à l’Université Saint-Paul (Ottawa, Canada) en 2022. Il vit aujourd’hui à Belo Horizonte, au Brésil, où il a commencé une résidence post-doctorale à l’Université Fédérale du Minas Gerais (UFMG). Rémi Caucanas est intervenu en visioconférence à l’ouverture de l’Université d’hiver de CDM à Lyon (17-19 mars 2023). Voir aussi ses autres contributions et recensions de livres sur le site de CDM.