Mémoires coloniales

Ce petit ouvrage rassemble les réflexions de deux des meilleurs spécialistes¹ de la mémoire historique invités à échanger, autour du journaliste Alexis Lacroix², sur le thème brûlant de la colonisation française. Ils abordent, à cette occasion, la question complexe des représentations de ce phénomène historique dans la pensée collective nationale et montrent comment celles-ci constituent une utile clé de compréhension des tensions profondes qui traversent notre époque.

Pierre Nora rappelle, en ouverture de ce débat, que la mémoire coloniale, dernière des mémoires collectives à s’imposer dans le débat national, fut pendant longtemps absente, comme une sorte de deuil consécutif à la perte de l’empire colonial français.

Il en analyse les causes, du discours gaullien sur la puissance retrouvée de la France à la politique colonialiste de la gauche d’après-guerre, qui conduira à sa désagrégation dans les années dix-neuf cent soixante, faute d’avoir su en faire l’analyse critique.

Il insiste particulièrement, comme le fait également Benjamin Stora, sur la diversité de cette mémoire coloniale³ constituée en réalité de multiples représentations, de multiples mémoires empilées et cloisonnées. Il déplore à ce propos les tendances contemporaines à la globalisation de notre histoire coloniale qui méconnaissent la complexité des enjeux mémoriels, alors précisément que l’une des conditions de leur apaisement est de ne négliger aucune de ces mémoires.

Benjamin Stora montre par ailleurs comment le colonialisme constitua le socle d’un nationalisme spécifiquement français, reposant sur l’idée civilisatrice de l’apport des “Lumières” aux indigènes, “une sorte de chauvinisme universel” selon son expression. Il décrit, à cette occasion comment les fondateurs du nationalisme algérien “retournèrent cet universalisme” que la France revendiquait, sans être capable de le mettre en œuvre concrètement.

Au demeurant, les deux historiens expriment des opinions sur la place qu’occupe la mémoire de la colonisation, qui divergent parfois.

Ainsi, si pour Pierre Nora, la dimension coloniale n’a jamais occupé une place centrale dans la pensée nationale, Benjamin Stora relève, quant à lui, que la représentation imaginaire de cette “grandeur nationale française” nourrie à l’origine à la pensée coloniale, persiste encore, comme en témoigne, pourrait-on ajouter, une partie du discours politique actuel.

L’étude du lien entre la représentation de la colonisation dans l’imaginaire national et l’évolution de la perception de l’immigration – qui a pris à l’époque contemporaine, comme le relève Pierre Nora, une “dimension fantasmatique” l’associant à la peur -, est une des parties les plus intéressantes de ce débat.

Cette fantasmagorie de la peur qui, selon Benjamin Stora, rend totalement inaudible aujourd’hui les apports de l’immigration passée et contemporaine, percute de plein fouet le mythe impérissable de notre universalisme, pilier de la grandeur nationale, qui continue par ailleurs à être hautement proclamé.

Le débat s’ouvre alors sur plusieurs sujets essentiels, tels que la perception de l’Islam par la société française, la place faite aux immigrés, à leurs descendants, la capacité de notre modèle républicain à concevoir une altérité inédite…

On en redemande tant ce débat est riche et semble avoir été à peine engagé.

Bernard Ughetto