Titre
Plaidoyer pour la langue arabeAuteur
Nada YafiType
livreEditeur
Montreuil : Libertalia, 2023Collection
Orient XXINombre de pages
200 p.Prix
10€Date de publication
7 février 2024Plaidoyer pour la langue arabe.
La lecture de ce livre concis, alerte et bien informé rendra service à tous ceux qui désirent en savoir plus sur la langue arabe dans la longue durée et dans la France d’aujourd’hui. Il est, de la part de l’auteure, le fruit d’une longue expérience de traductrice des princes qui nous gouvernent, d’ambassadrice de France au Kuweit et de directrice du Centre de langue et de civilisations arabes à l’IMA (Institut du Monde arabe créé en 1987 à Paris).
La langue arabe – précise-t-elle d’emblée – est l’une des six langues officielles retenues par l’ONU et ses appendices (FAO. UNESCO, etc.). En France, elle est enseignée dans le primaire et le secondaire à 15 000 élèves (c’est bien peu !) et à 150 000 environ dans le reste du monde (rôle essentiel des lycées de la Mission culturelle). L’agrégation d’arabe (1905) et le CAPES (1975) maintiennent un mince filet d’enseignants d’un haut niveau. La République peut prendre appui sur son long héritage orientaliste, sur lequel Nada Yafi multiplie les flashes grâce aux travaux savants d’Alain Messaoudi1 et Henry Laurens2. Mais la langue arabe reste une langue « brûlante » selon nombre de médias et d’hommes politiques épinglés au passage par l’auteure. Le soupçon que l’enseignement de l’arabe véhicule le communautarisme musulman est alimenté par le fantasme que derrière l’actuel terroriste jihadiste il y a le fellagha d’antan, bref l’éternelle figure du musulman insoumis. Mais aussi par le fait que la République a abandonné aux milieux consulaires des pays maghrébins la tâche d’apprendre l’arabe classique aux enfants du primaire. Ce fut l’objet de la création en 1977 de l’Elco (Enseignement de la langue et de la culture d’origine) avec le souci de ne pas couper les enfants d’immigrés du pays de leurs parents, mais aussi de préparer leur retour. De l’académie d’Alger vers 1900 à la France actuelle, l’enseignement de la langue arabe a toujours été subordonné à des considérations politiques, rappelle avec justesse Nada Yafi.
Cela dit, on réalise mieux que la langue arabe n’a pas été une, mais multiple au cours de sa longue histoire. C’est toujours la langue liturgique de l’islam au risque d’entretenir un amalgame entre un idiome et une religion. C’est une langue littéraire transmettant un mode de pensée (l’adab), dont on suit l’évolution, de l’émergence d’une koïné poétique préislamique à la langue de la nahda (renaissance) assouplie et modernisée par des savants syro-libanais (dont nombre de chrétiens) au XIXe. Mais la langue arabe joue également une fonction identitaire, fournisseuse d’émotions partagées du Golfe à l’Océan et véhiculant un « nationalisme linguistique » au dire du banquier historien libanais Georges Corm si cultivé3. Surtout – insiste avec pertinence l’auteure – elle crée une esthétique : Nada Yafi se livre – pages 95 à 99 – à une analyse aiguë, sans être ardue, de l’art de la calligraphie.
Ce véhicule commun à 20% des musulmans dans le monde, partagé par nombre de chrétiens au Proche-Orient et de juifs, de l’Irak au Maroc avant l’implantation de l’Etat israélien, comment se décline-t-il ? Scindé, tiraillé entre al-fusha (fous-ha) et la dârija ? Al-fusha : la langue « haute » par sa syntaxe et son lexique châtiés, mais « morte » comme notre latin, du fait du despotisme de la tournure exacte inculquée par les grammairiens d’antan ? Al-dârija : le parler des gens, un dialecte qui diffère du Maghreb au Golfe pour dire le langage usuel et le parler de l’intime ? Nada Yafi s’attarde sur cette querelle des Anciens et des Modernes, qui revêt presque la tournure d’une guerre des langues. Ne soutient-on pas que la langue classique encourage la soumission aux autorités et à la théocratie et la langue vulgaire l’insoumission et le passage au politique ? Elle démontre que cette diglossie (la distorsion entre deux langues, l’une officielle, l’autre spontanée, sur le même territoire) est due à un effet de loupe grossissante et qu’en réalité il y a un « continuum linguistique » dans le parler des gens. Ce mélange des genres langagiers est renforcé par l’immersion des Arabes dans l’univers des télévisons satellitaires, des blogs et des SMS où l’arabe standard et le parler dialectal s’interpénètrent et font sauter la frontière entre l’écrit et l’oral. Parfois, dans le même énoncé d’un SMS, on saute du standard à l’usuel d’un mot à l’autre. L’auteure se réfère ici à des travaux pionniers trop peu connus4.
L’auteure ne s’en tient pas à ces développements instructifs et conclut sur deux chapitres au sujet de l’impensé algérien et du retour du refoulé, qui n’ajoutent rien à son plaidoyer. On eut préféré que Nada Yafi ne limite pas l’histoire de l’IMA à la présidence de Jack Lang depuis 2013 et l’enseignement de la langue arabe à l’expérience acquise en ce domaine par son centre d’enseignement : quid de Bruno Half, inspecteur général, qui régénéra l’enseignement de l’arabe dans le secondaire dans les années 1980 et d’expériences pédagogiques aussi vivifiantes que celle de Text/Arab conduite de 1990 au début des années 2000 par Ghalib al-Hakak, professeur à Paris 1 et Michel Neyereneuf, enseignant en lycée ?5
Ces restrictions ne retranchent rien à l’apport des neuf chapitres précédents, qui nourriront la réflexion des lecteurs de cet ouvrage vif et instructif.
Daniel Rivet6
1 Alain Messaoudi.- Les Arabisants et la France coloniale : savants, conseillers, médiateurs, 1780-1930.- Lyon : ENS éditions, 2015.-(Sociétés, espaces, temps)
2 Henry Laurens.- Français et Arabes depuis deux siècles.- Paris : Tallandier, 2012.- (Texto : le goût de l’histoire). Note(s) : Contient : “La chose franco-arabe” initialement publiée à l’Université Mohammed V-Agdal, Rabat, 2011 ; suivi de “Les rapports entre les métropoles et les systèmes coloniaux”, initialement publié dans “Le Débat”, n°164, mars-avril 2011. – Bibliogr. de H. Laurens, 3 p.
3 (Note de la rédaction). Cf. Quatre livres de Georges Corm recensés sur notre site : La nouvelle question d’Orient.– La Découverte, 2017.-(Cahiers libres) ; Pensée et politique dans le monde arabe : contextes historiques et problématiques, XIXe – XXIe siècle.-La Découverte, 2015.-(Sciences humaines) ; Pour une lecture profane des conflits : sur le « retour du religieux » dans les conflits contemporains du Moyen-Orient.-Paris : La Découverte, 2012.-(Cahiers libres) ; Orient-Occident : la fracture imaginaire.-La Découverte, 2005.-(Poche/Essais n°196).
4 Ahmad Beydoun est un sociologue libanais dont les derniers travaux en arabe portant sur les Arabes et le Net n’ont pas été traduits en français. Le lecteur du moins peut recourir à Yves Gonzales-Qijano et Tourya Guaaybess.–Les Arabes parlent aux Arabes : la révolution de l’information dans le monde arabe.-Arles : Sindbad-Actes Sud, 2009.- (L’Actuel)
6 (Note de la rédaction). Daniel Rivet, professeur émérite des Universités, est spécialiste de l’histoire du Maghreb colonial et contemporain, et du Moyen-Orient contemporain. Il est l’auteur notamment de : Le Maghreb à l’épreuve de la colonisation, 1830-1962 (Hachette, 2002), Histoire du Maroc (Fayard, 2012),
Le général Édouard Méric (1901-1973) : un acteur incompris de la décolonisation .-Bouchène, 2015.-(Bibliothèque d’Histoire du Maghreb), Henry de Castries,1850-1927 : du Faubourg Saint-Germain au Maroc, un aristocrate islamophile en République (Karthala, 2021), Islam et politique au XXe siècle (La Découverte, 2022). Voir aussi ses autres contributions et recensions de livres sur le site de CDM.