Russie-Turquie : un défi à l’Occident ?

Ce livre collectif vient à point pour dénouer une des relations internationales les plus complexes, celle qui unit et oppose deux grandes nations aux passés impériaux, la Russie et la Turquie. Ce débat est d’autant plus important que la guerre en Ukraine a révélé l’imbrication complexe de relations opposées puisque la Turquie appartient à l’OTAN, le nouvel ennemi de la Russie, et que Ankara livre des armes à Kiev – notamment des drones -, pour se défendre depuis l’invasion de l’Ukraine par la Russie, le 24 février 2022. Ces pages, écrites avant “l’opération militaire spéciale”, ne peuvent tenir compte de cette nouvelle donne, mais elles viennent éclairer un conflit qui remet en question l’ordre international.

Elles rappellent que les Présidents Poutine et Erdogan s’apprécient personnellement mais cautionnent des relations d’une grande ambiguïté entre leurs pays. Qui mène le jeu ? Il semble que la Turquie mette souvent la Russie devant des faits accomplis alors que Moscou évite que s’enveniment les crises en cours. Cette amitié stratégique a permis d’éviter jusqu’ici les collisions directes. Ainsi, Moscou ménage Ankara qui semble vouloir se rapprocher de la Chine et de l’Iran en prenant des distances avec l’Occident. En même temps, la volonté turque de développer une influence religieuse dans l’ex-URSS, comme les investissements turcs en Moldavie, inquiètent Moscou. C’est que la Turquie balance entre des positions favorables et opposées à l’Occident.

Pour préciser ces relations, il fallait repartir de l’histoire où la Russie et la Turquie sont les meilleurs ennemis, deux pays qui se chamaillent comme un vieux couple, “plutôt un jeu de barbichette qu’un bras de fer”, au moins jusqu’en 1921, date d’un changement fondamental en Turquie. Le jeu à trois, Occident, Russie, Turquie, se complique d’une adhésion turque à l’Union européenne qui piétine, et des initiatives d’Ankara dans le Caucase.

Ce livre, très fouillé et précis, se poursuit avec l’étude de cas particuliers où les deux pays sont engagés. Il discute d’abord de la coexistence entre la Russie et la Turquie en Syrie, puis de leur action commune en Libye. Il traite également d’un point d’évolution très concrète, le statut de la Mer Noire, qui est devenue le nouvel horizon de sécurité de la Turquie (1 700 km de littoral), après avoir été longtemps un “lac ottoman”. Aujourd’hui, Ankara n’y a pas d’allié spécifique, mais seulement des intérêts à défendre, aidée par la configuration géographique puisqu’elle détient la clé du passage vers la Méditerranée.

Dans le Caucase du Sud, se joue un jeu extrêmement complexe entre la coopération et la confrontation des deux partenaires russe et turc qui ont des visées impériales sur ce couloir. Mais la Géorgie ne se laisse pas faire et exprime ses volontés politiques en regardant du côté de l’OTAN, alors que l’Azerbaïdjan refuse d’adhérer aux organisations multilatérales promues par Moscou. La question arménienne reste un point d’achoppement dans les relations russo-turques dans le Caucase du Sud, avec la frontière entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan constamment en tension. Enfin une crise sur l’Ukraine peut remettre en question le partenariat russo-turc en raison de la proximité d’Ankara avec Kiev, ce qu’on observe aujourd’hui.

La même ambiguïté des relations russo-turques apparaît dans le domaine de l’énergie, si central pour le développement économique. La Turquie voudrait rester un hub énergétique pour l’Europe alors que la Russie constitue le principal fournisseur de gaz et de pétrole, chacun jouant son jeu pour garantir son avenir. Il reste à savoir si cette relation, fondée sur le besoin de l’autre, peut durer, d’autant que la Turquie est plutôt appelée à développer ses échanges avec l’Occident, le marché russe étant trop limité pour elle.

Ces quelques paragraphes suffisent à montrer autant l’imbrication extrême des multiples relations, “aléatoires, volatiles et souvent tendues”, entre ces deux anciens empires que la pertinence de ce livre¹ pour les décrire et pour dresser une toile de fond très utile pour comprendre la crise ukrainienne actuelle.

Pierre de Charentenay

Institut catholique de la Méditerranée, Marseille (ICM)

Note de la rédaction

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