Titre
Sortir du chaosSous titre
Les crises en Méditerranée et au Moyen-OrientAuteur
Gilles Kepel ; cartes inédites de Fabrice BalancheType
livreEditeur
Paris : Gallimard, 18/10/2018Collection
Esprits du mondeNombre de pages
514 p.Prix
22 €Date de publication
5 février 2019Sortir du chaos. Les crises en Méditerranée et au Moyen-Orient
On ne présente plus Gilles Kepel, arabophone spécialiste des mondes méditerranéens, brillant universitaire (titulaire actuellement de la chaire Moyen-Orient et Méditerranée de l’École Normale Supérieure) et auteur de nombreux ouvrages sur la crise des pays arabes, l’islamisme politique et le jihad, et leur impact sur les territoires orientaux comme européens[1].
Sortir du chaos, son dernier livre, présente une importance particulière. Non seulement par l’étendue de la période qu’il couvre (1974-2018), le nombre des pays qu’il étudie (du Maghreb à l’Iran et l’Afghanistan, en passant par le Proche-Orient), la diversité de ses sources d’information (documents, ouvrages, médias, réseaux sociaux, contacts personnels directs et variés), mais aussi par son ambition. Ouvrage de synthèse des livres et articles qu’il a publiés ces dernières années sur le printemps arabe, sur le jihad et l’État islamique, sur le terrorisme en Europe, il s’efforce de mettre en lumière, malgré le désordre et la fureur de ces crises, leurs éléments d’explication et d’intelligibilité.
Le résultat est impressionnant d’érudition, et témoigne de la capacité virtuose de l’auteur à analyser les stratégies des acteurs : qu’il s’agisse des responsables politiques, des principaux chefs de guerre ou responsables de la terreur, et de ceux qui les inspirent ou les financent, ou des pays impliqués dans ces conflits, et en particulier la Turquie, l’Iran, les USA et la Russie.
L’ouvrage se développe en trois parties.
La première, intitulée « Le baril et le Coran » (pp. 23 à 154) montre les liens étroits qui se sont tissés entre les bénéficiaires de l’énorme rente pétrolière suscitée par la hausse des prix du brut suite à la guerre du ramadan d’octobre 1973, et un salafisme militant et intolérant, tout disposé à islamiser les sociétés arabes et à s’exporter par la violence. On est là aux sources du jihad international, d’abord contre « l’ennemi proche » (notamment en Algérie et en Égypte), puis vers « l’ennemi lointain », avec Al-Qaïda et le « cataclysme » du 11 septembre 2001.
La deuxième partie intitulée « Des printemps arabes au califat jihadiste » (pp. 155 à 340) contient trois études des « printemps arabes » et de ce qu’il en est advenu en Tunisie, en Égypte, et en Libye ; elle analyse également au filtre de l’affrontement chiites/sunnites, les évènements survenus au Bahreïn, la crise du Yémen, et surtout, la situation de la Syrie. Gilles Kepel qui connaît particulièrement bien ce pays, nous décrit les ressorts et les terribles péripéties de sa descente aux enfers, et analyse la portée de tout l’épisode du « califat islamique » (2014-2017), de sa proclamation à sa chute.
Enfin une troisième partie est consacrée à « L’après Daesh : désagrégations et recompositions » (pp. 341 à 446). Elle nous apporte le regard de l’auteur sur les évènements les plus récents dans cette zone de tensions et de conflits. Ce sont les évolutions internes à l’Arabie saoudite, où l’auteur voit se profiler des évolutions lourdes en raison de la baisse de la rente pétrolière et d’une volonté de dégager le pouvoir étatique de ses liens avec l’idéologie wahhabite, qui contrarie la modernisation de l’économie, et – pour les besoins de celle-ci – un minimum de libéralisation de la société.
C’est aussi le rôle désormais déterminant de la Russie en Syrie, et l’action au Levant de la Turquie d’Erdogan, dont la politique réunit selon une jolie formule de G. Kepel une grammaire kemaliste et un vocabulaire islamiste. Et enfin les inconnues de la situation iranienne, pays dont les succès dans la construction d’un « arc chiite » destinée à le protéger de l’Irak à la Syrie, sont menacés par l’étreinte des sanctions américaines.
La conclusion de l’ouvrage plaide pour une politique européenne, coordonnée et volontaire, désormais instruite des liens intimes entre guerres au Levant et terrorisme en Occident, qui participerait à la reconstruction des États détruits, de Syrie, Libye et Irak et à leur réintégration dans le jeu pacifique d’un nouvel ordre méditerranéen, qui reste hélas à inventer.
La tête tourne parfois au lecteur, devant l’abondance de la documentation mobilisée par G. Kepel, et sa capacité à passer dans un même développement d’un pays à un autre, d’un acteur à un autre, pour établir les continuités ou déceler les ruptures, analyser les signifiants d’une vidéo de Daesh, décrypter les stratégies des pays en lice. Il est permis également de regretter que malgré son titre « sortir du chaos », le livre s’attache pour l’essentiel à expliquer comment celui-ci est survenu, les objectifs poursuivis par ceux qui en sont les acteurs, les dégâts immenses subis par les sociétés … mais beaucoup moins à baliser des voies possibles pour y faire respecter les droits des minorités et construire l’avenir.
Il reste que cet ouvrage d’une richesse considérable, offre des analyses par tranche historique et par pays extrêmement éclairantes, et sait nous décrire les responsabilités et les ressorts d’une terrible tragédie. Une chronologie historique très détaillée complète utilement cet ouvrage, qui offre également une cartographie originale des principaux affrontements, politiques ou militaires de cette zone de conflits.
Bertrand Wallon
[1] Parmi les livres de Gilles Kepel, nous avons recensés sur notre site : Passion arabe. Journal 2011-2013.– Gallimard 2013, repris dans la coll. « Folio actuel », 2016 et Terreur dans l’hexagone. Genèse du djihad français.– Gallimard 2015, repris dans « Folio actuel », 2015, rééd. 09/02/2017.