Titre
Une histoire d’amour et de ténèbresAuteur
Amos Oz ; trad. de l’hébreu par Sylvie CohenType
livreEditeur
Paris : Gallimard, 2005Collection
Folio ; n°4265Nombre de pages
834Prix
11,20Date de publication
20 août 2018Une histoire d’amour et de ténèbres
L’ouvrage est déjà ancien , mais son intérêt n’a pas vieilli. Il fait partie de ces classiques intemporels qu’on relit avec délectation parce qu’il révèle tant de choses sur l’histoire, sur les mentalités et sur une société en construction. Cette « histoire d’amour et de ténèbres » est considérée par la critique internationale comme l’œuvre majeure de l’auteur. Amos Oz avait déjà écrit de nombreux romans, nouvelles et essais politiques, tous imprégnés de références à sa propre existence (comme Mon Michaël ou La boîte noire). Il fallait bien que, finalement, il en arrive à cette volumineuse « autobiographie ».
Mais le mot est à manier avec précaution. Le lecteur s’apercevra qu’il ne s’agit pas vraiment de la « vie de l’auteur », mais seulement de souvenirs d’enfance et d’adolescence qui ne concernent que ses quinze premières années. De sa carrière de journaliste, d’écrivain, de militant de « La paix maintenant » qu’il contribue à fonder en 1978 , on ne trouvera que des bribes d’allusions fugitives, confrontées plus tard aux racines de son enfance.
De plus, ses souvenirs, on le comprend vite, sont partiels, choisis, narrés parfois dans des développements qui s’apparentent davantage au roman qu’à la vérité objective des faits. C’est d’ailleurs ce qui constitue le charme du récit et suscite l’empathie avec l’auteur. C’est bien son droit de nous raconter ses histoires d’enfant, parfois dans leurs replis les plus intimes, à la lumière de sa vie d’adulte. Même si les dates, les lieux et les personnages sont réels et vérifiables, le romancier dépasse le chroniqueur. D’ailleurs, il ne donne aucune indication de catégorie : ni vraiment roman, ni autobiographie. L’auteur se contente de se mettre en scène dans un récit d’enfance, avec en toile de fond les tragiques bouleversements du Proche-Orient de l’immédiate après-guerre.
« Histoire d’amour », d’une part. Une enfance solitaire à Jérusalem où il est né en 1939, « sans frère ni sœur et pratiquement sans ami ». Mais il y a son père, un érudit original, amoureux des livres et parlant plusieurs langues, éternellement déçu de rester cantonné dans une obscure bibliothèque d’université. Il y a surtout sa mère, diplômée elle aussi, mais se satisfaisant de traductions et de cours particuliers. C’est elle qui va donner à l’enfant ce goût de la vie intérieure, où l’on se raconte des histoires et où l’on s’invente un monde à sa mesure. Cette mère aimante est au cœur du récit. Et sa disparition tragique, par suicide après une longue dépression (alors que le jeune Amos a 13 ans) va demeurer, tout au long du livre, comme une blessure et une interrogation qui n’aura jamais de réponse.
« Une histoire de ténèbres » aussi. La famille Klausner est arrivée à Jérusalem en 1930. Juifs immigrants sionistes d’Europe (Berlin, puis la Pologne et l’Ukraine), ils fuyaient l’antisémitisme grandissant. Mais c’est l’époque du mandat britannique sur la Palestine et l’enfant vit douloureusement, à 8-9 ans, la libération et le partage du territoire et la guerre de 1948. Il reflète alors fidèlement la mentalité de sa famille immigrée. Il avoue lui-même : « Jusqu’à l’âge de 12-13 ans, j’étais fanatique et militariste ». A 15 ans, il rompt avec son milieu, change de nom et rejoint un kibboutz en Galilée. Le reste n’est qu’allusions à de nouvelles conceptions politiques qui le conduiront à militer pour le respect et le dialogue des peuples israélien et palestinien.
Amour et ténèbres se rejoignent dans l’histoire particulière de cette famille d’immigrants ashkénazes, avec des portraits, hauts en couleurs, tel cet oncle, professeur d’université et candidat d’opposition à l’élection présidentielle de 1948, ou cette grand-mère obsédée par l’hygiène et la propreté, tant physiques que morales. Tout un monde disparu gravite autour de l’enfant qui prend plaisir à nous raconter les aventures tragi-comiques des oncles, tantes, cousins et connaissances. Un monde multilingue (yiddish, allemand, russe, polonais, ukrainien, anglais… et hébreu moderne), un monde recomposé, avec ses traumatismes et ses utopies. Bref, ce n’est plus de l’autobiographie, c’est le récit des errances familiales dans un monde redoutable, à la fois toujours menaçant et menacé, reconstruit dans la douleur et les déchirements.
Amos Oz est un conteur magnifique. Difficile de ne pas se régaler de ses anecdotes et de ses récits bien troussés, difficile de ne pas être bouleversé quand le malheur est évoqué avec pudeur, ce qui fait qu’on ne lâche pas facilement un tel ouvrage. Mais au-delà du plaisir de la lecture, on est tout surpris d’être entré dans une autre dimension. Plus que l’histoire, au premier plan, d’un homme en quête de vérité, c’est l’histoire d’un peuple qui se profile en arrière-plan. Et c’est tout l’art de l’auteur de mêler les deux, réussissant ainsi à mieux dépeindre la société israélienne issue de ses propres drames, de ses contradictions, de ses illusions perdues et de ses utopies avortées. Comme si toujours se confondaient amour et ténèbres.
Claude Popin
1 Il a obtenu le Prix France Culture littérature étrangère 2004
2 S’informer sur le Mouvement La Paix maintenant et sur Amoz Oz