Mémoire de la guerre d’Algérie, par Daniel Rivet (suite et fin). Quelques propositions pour parvenir à « une mémoire équitable »(Paul Ricoeur)

Voici la suite de l’article de Daniel Rivet consacré à la mémoire de la guerre d’Algérie dont nous avons commencé la publication le 28 septembre dernier.

Après avoir présenté les différentes formes que prend la mémoire de la guerre selon les pays ou les populations concernées, Daniel Rivet, fidèle à la mission de CDM réseau d’acteurs de paix, cherche ici comment ces mémoires antagonistes qui nourrissent encore ressentiments et incompréhensions pourraient être dépassées pour cheminer vers « une mémoire équitable ».

Quelques propositions pour parvenir à une « mémoire équitable » (Paul Ricoeur)

D’abord, nommer cette guerre d’une manière qui lui donne du sens. Ce fut la guerre d’indépendance d’une majorité d’Algériens, puisque, à son dénouement, une nation surgit, accouchée au prix d’une simplification dramatique de l’Algérie coloniale : un million de citoyens français se replièrent en France, dont 90% des juifs d’Algérie, plusieurs dizaines de milliers de harkis et tant et tant d’Espagnols et d’Italiens qui n’avaient jamais vu la métropole. Le choix de cette appellation est une manière de signifier que cette guerre n’a pas eu lieu pour rien et de résister au désenchantement post-moderne, selon lequel rien n’émergerait à neuf en 1962 et tout s’équivaudrait : la guerre sans nom entre Français et Algériens de 1954 à 1962 et la guerre civile entre Algériens de 1992 à 1998. D’une guerre civile l’autre : la tentation de l’amalgame est lourde d’équivoque.

Ensuite, il s’agit de forcer le silence de dénégation qui entoura si longtemps les violences de cette guerre d’indépendance. Les crimes de guerre perpétrés par l’armée française ont été dénoncés sur le champ par une minorité inaudible pour la plupart de nos compatriotes, indifférents. L’ouverture, dans le courant des années 1990, des archives du service historique de l’armée de terre a nourri des travaux scientifiques importants, qui contribuèrent à rallumer le souvenir de l’emploi en grand de la torture et de l’incarcération des suspects dans des camps de tri et d’enfermement. Mais un silence de dénégation pèse encore en Algérie sur les violences exercées par le FLN (Front de Libération Nationale) sur la paysannerie, le MNA (Mouvement National Algérien) et les Européens. On comprend mieux aujourd’hui que ce débridement d’une violence archaïque libéra le refoulé d’une très vieille société méditerranéenne farouchement crispée au contact de la modernité coloniale et refoulée aux frontières de l’infrahumain par la misère et l’absence des droits civiques les plus élémentaires. Mais on tait encore que ces violences furent aussi le contrecoup des purges sanglantes au sein de l’appareil de l’ALN-FLN (Armée de Libération Nationale-FLN) et de la montée du « wilayisme », c’est-à-dire des primitifs de la révolte, dont le colonel Amirouche en Kabylie fut l’archétype.

Il ne faut pas en rester à ce listing des massacres et à l’horreur qu’ils soulèvent. Le devoir de mémoire propage une éthique du spectateur renvoyant dos à dos les violences et égrenant les événements sans leur conférer de l’intelligibilité historique. Il s’agit de nous mettre, Français et Algériens, en présence de ce passé de guerre tout entier, sans plus laisser d’angle mort. On a trop exploré les mémoires blessées et pas assez relevé les virtualités qui n’ont pas été conduites jusqu’au bout. Enumérons-en quelques-unes : le pharaonique chantier industriel et urbain lancé par le plan de Constantine en 1959, l’urbanisme expérimenté par Fernand Pouillon avec un référentiel architectural devant beaucoup au M’Zab, les centres sociaux expérimentés par Germaine Tillion, les SAS (sections administratives spécialisées) et leur projet de micro-développement impulsé par le paternalisme autoritaire d’officiers qui s’impliquèrent existentiellement dans ces utopies concrètes. L’Algérie de Boumedienne héritera de ces projets et les poussera plus loin, plus vite. On l’a trop oublié.

Et puis il y eut le rêve – en grande partie anéanti par la folie auto-destructrice de l’OAS (Oraganisation Armée Secrète) et l’intransigeantisme dogmatique des dirigeants du FLN – d’une Algérie algérienne s’émancipant de la France non pour éradiquer l’expérience de colonisation, mais pour la dépasser. Bon nombre de ses adeptes figurent sur la liste des trois cents Européens qui furent assassinés par l’OAS. Nombre d’Algériens crurent aussi à cette utopie : des Centralistes (1) exécutés par le FLN ou l’armée française à l’écrivain Mouloud Ferraoun assassiné par l’OAS. Enfin, pour nombre d’appelés, l’Algérie, ce fut la découverte du Tiers-monde et la prise de conscience qu’en 130 ans la colonisation avait laissé pour compte, derrière sa vitrine avantageuse, la majorité du peuple algérien. Leur prise de conscience de la disproportion insoutenable entre les deux rives leur inculqua l’exigence d’une responsabilité agissante à exercer vis-à-vis du Tiers-monde. L’expérience de la guerre leur infusa un complexe de méfiance congénitale envers les hommes politiques qui mentirent à leurs compatriotes (le laïus sur la « pacification ») et envers la société militaire, comme en attesta le sursaut démocratique des appelés en avril 1961, lors du putsch des généraux activistes. Il n’y eut probablement pas une génération algérienne (avoir vingt ans dans les Aurès), mais il y eut sûrement un moment algérien dans l’histoire de ces jeunes hommes qui, passés par l’Algérie, ont vécu une expérience qui les a marqués durablement.

L’incompréhension continue à régir la relation entre les deux pays. Elle n’échappe pas à d’imprévisibles intermittences du cœur, c’est-à-dire à l’alternance de coups de colère et de réchauffements subits, quand ce n’est pas d’emballements sentimentaux de la part de nouvelles générations en Algérie. On le vit bien en 2004 lorsque les shabâb (les jeunes) demandèrent des visas au président Chirac débarquant à Alger et brandirent des portraits de parents disparus dans la tourmente des années 1990. La France restait comme un ultime recours contre le zulm (la tyrannie) de l’oligarchie militaire corrompue et le râ’is (président) Bouteflika honni : ultime retour à Nedjma de Kateb Yacine et au Premier homme d’Albert Camus, tous deux à la recherche d’un père dans l’Algérie coloniale pour savoir qui ils étaient. Deux grands livres, qui introduisent au labyrinthe franco-algérien lancinant mieux que tant d’experts patentés !

Daniel Rivet, 15-9-2020

(1) Proches du Parti Communiste, ndlr

Illustration, armes de l’Algérie

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