« Nous savons que nous risquons d’être déportés, mais quand et comment, mystère »

Alors que l’accord UE-Turquie est toujours dans les limbes à Lesbos, les réfugiés en pâtissent…

Il ne faut que quelques mots à Toufik l’Afghan pour résumer le flou qui persiste en Grèce sur la mise en œuvre de l’accord UE-Turquie censé fermer la route migratoire égéenne : « Nous savons que nous risquons d’être déportés, mais quand et comment, mystère. »Cet ancien employé de l’agence d’aide humanitaire américaine Usaid en Afghanistan s’exprime derrière la clôture du camp de Moria où sont retenus réfugiés et migrants arrivés sur l’île de Lesbos depuis l’entrée en vigueur de l’accord, le 20 mars. La secrétaire d’État adjointe américaine chargée de la Gestion et des Ressources, Heather Higginbottom, n’a rien dit d’autre. « Nous sommes avides de détails » sur la manière dont l’accord va s’appliquer, mais pour le moment, la « situation est un peu dans les limbes », a-t-elle déclaré après avoir visité Moria. Police, responsables gouvernementaux, humanitaires : tous évoquent une situation en suspens à Lesbos, première étape en Europe de l’exode qui a commencé l’année dernière. En cause, la précipitation européenne à appliquer, dès le surlendemain de son adoption, un plan complexe et contesté au regard du droit d’asile. Plus de 1 400 nouveaux arrivants sont dans l’attente au camp de Moria, qui compte 2 000 places. Et les arrivées, moins nombreuses qu’auparavant, continuent : près de 300 ont été décomptées hier matin à Lesbos, en dépit de l’engagement turc à bloquer les départs et du déploiement de l’Otan entre les deux rives. « Aujourd’hui, c’est une frégate grecque qui patrouille, alors les Turcs se lâchent », commente un volontaire présent sur le port. « Je ne veux pas rester ici, je ne veux pas rentrer en Turquie, qu’ils nous laissent partir, nous n’avons rien fait », lance Hebab (le nom a été changé), une trentenaire d’Alep, bloquée à Moria avec son mari.

« Frustration et colère »

L’entassement à Moria dans l’incertitude, la détérioration des conditions de vie « créent des frustrations, de la colère », met en garde Boris Cheshirkov, porte-parole à Lesbos du Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR). Dans le camp, les accrochages sont fréquents entre Syriens et Afghans au moment de la distribution de nourriture ou de la répartition des lits, témoignent Hebab et Toufik.

Après une première manifestation jeudi, plusieurs dizaines d’internés ont accueilli la représentante américaine aux cris de « Freedom », sous bonne garde policière. Comme plusieurs ONG, le HCR a suspendu certaines de ses activités à Moria, pour ne pas cautionner les détentions, y compris d’enfants, de femmes enceintes ou de malades. Ses équipes tentent quand même d’informer les exilés. Mais ces derniers ne reçoivent des autorités qu’un document sur leur statut de détenus, sans un mot sur l’accès à l’asile.

L’accord UE-Ankara, qui vise au renvoi systématique en Turquie de ceux arrivés depuis le 20 mars, y compris des demandeurs d’asile à condition qu’ils puissent y bénéficier de protection, prévoit pourtant cet accès. Mais aucun des quelque 2 300 renforts européens attendus en Grèce pour assurer la logistique n’est encore arrivé à Lesbos, et le service grec d’asile est débordé. Ni la Grèce ni la Turquie n’ont encore procédé aux réformes législatives requises selon l’UE pour que l’accord reste dans les clous du droit international.

« À ce stade, je préférerais encore rentrer en Syrie », assure Hebab, d’origine kurde. Les Syriens sont devenus plus rares parmi les nouveaux arrivants, surtout des Afghans et des Pakistanais, relève Andréas Andrianopoulos, de l’ONG Praksis. Toufik s’est lui résigné, au pire, à refaire sa vie en Turquie « où au moins il y a des opportunités de travail, même si nous sommes surexploités ». « Mais pourquoi nous avoir laissé donner des milliers de dollars aux passeurs pour ensuite nous mettre en cage ? » s’interroge-t-il.

Le maire de Lesbos, Spyros Gallinos, qui juge l’accord « injuste et absurde », partage cet avis. « L’Europe devrait protéger ces gens et ne pas les laisser aux mains des passeurs, il aurait fallu dès le début organiser le filtrage et la répartition dans l’UE au départ de Turquie, ce qui au passage permettrait aussi de bien mieux contrôler l’entrée de jihadistes ». Dans l’immédiat, le maire se démène pour redorer l’image touristique de l’île, écornée auprès des grands opérateurs et croisiéristes. Mais sur l’île à la mémoire marquée par l’afflux en 1921 des Grecs chassés par les troupes de Kemal Ataturk, il se « refuse à imaginer » le moment où les premiers renvoyés seront embarqués pour les côtes turques.

Catherine BOITARD/AFP