Est-il pertinent de s’interroger aujourd’hui, au-delà des polémiques, sur l’avenir que les Européens pourraient partager, alors qu’aucune échéance cruciale, notamment électorale, ne semble en vue ? En réalité, après bien des péripéties – référendums négatifs sur le projet de constitution européenne, crise financière de la Grèce, Brexit, crise sanitaire – les Européens s’interrogent à juste titre sur le contenu du projet européen et son avenir dans un monde profondément bouleversé sur le plan géopolitique. Certes les institutions européennes se préoccupent elles-mêmes activement des directions à donner à ce projet capital (1), mais elles le font dans un environnement si hermétiquement technocratique que celles-ci restent peu perceptibles par les peuples. Ici, comme ailleurs, le fossé se creuse donc dangereusement entre les élites et les peuples, alors que les questions en débat nous concernent tous directement (2)(3). Or le défi fondamental qui se présente désormais est de donner à l’Union Européenne la dimension d’une vraie puissance lui permettant à la fois de conserver son rang, de ne pas être vassalisée dans la rude compétition internationale et de continuer à promouvoir, à partir de son modèle de construction unique par son originalité – l’unification d’un continent sans contrainte ni violence, respectant les identités nationales de chacun – les valeurs fondamentales qui l’inspirent. Mais il s’agit tout aussi essentiellement de donner aux Européens un sentiment authentique d’appartenance et de dessiner avec eux un projet d’avenir qui fasse rêver, alors que l’Union est perçue trop souvent comme une machinerie complexe consacrée à gérer un marché unique. En somme il faut lui donner une âme (4).
Pour essayer de contribuer à ce grand projet, nous avons sollicité quelques réflexions de fond et nous sommes heureux d’ouvrir cette démarche par un beau texte de Gérard Testard, qui est l’un des spécialistes de cette problématique, texte spécialement rédigé à cette intention, comme tous ceux que nous mettons en ligne (5).
Dans ce texte essentiel, Gérard Testard décrit tout d’abord la réjouissante énergie du mouvement Ensemble pour la paixqui réunit 250 communautés concrètement au service de “l’Europe, la vie des peuples en Europe” dont il rappelle quelques-uns des fondements – le pardon et la réconciliation, la volonté d’unir les hommes dans le respect, le partage et la paix – valeurs dont il montre, en partant d’une réflexion spirituelle de grande qualité, qu’elles doivent désormais être au service “d’une Europe de l’esprit capable de renouveler l’Europe économique et politique“, le nouveau défi qu’elle doit relever.
Proclamant que l’Europe est un avenir, ce grand texte réconfortant par la foi qu’il porte en cet avenir, appelle à rejeter “la paresse, le manque de foi ou decourage” et propose de s’engager résolument sur la base “de l’unité et d’un laïcat responsable qui donne une vision” d’avenir, précisant à cet égard “nous ne voulons pas revenir à une Europe chrétienne mais agir comme chrétiens en Europe“.
Bernard Ughetto
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(1) La Commission a notamment proposé l’organisation d’une Conférence sur l’Avenir de l’Europe d’une durée de deux ans à compter de 2020. Sa Présidente a insisté sur la nécessité d’associer à cette démarche les citoyens des États membres. Ce projet a été approuvé par le Conseil européen du 4 février 2021, qui a prévu que cette Conférence devait s’engager dans la présente année et que ces travaux seraient rendus en décembre 2022.
(2) L’Union européenne ne manque pourtant pas de solides atouts pour dessiner son avenir. Première puissance commerciale mondiale, rassemblant vingt-sept États et 446 millions d’habitants, elle dispose de l’un des premiers PIB (Produit Intérieur Brut) du monde et dans le même temps, elle assure 65% de l’aide au développement de la planète. Voir sur l’ensemble de cette problématique le dossier constitué par CDM “l’Europe et la Méditerranée” de mai 2019, en ligne sur la page d’accueil de notre site ; “La Grande Bascule – Le XXI° siècle européen” de Jean-Dominique Giuliani aux éditions de L’École de guerre 2019, ouvrage prochainement recensé sur notre site, rubrique A découvrir ; “L’impossible hégémonie” Gabriel Robien – Le Débat, cahier des 40 ans – Gallimard n° 210 mai-août 2020 ; “Est-ce encore demain?” Yann Krastev ibid; “L’Europe : un débat à venir”, Kryzstof Pomian ibid. Voir la lettre hebdomadaire de la Fondation Robert Schuman (lettre n°924, 22 février 2021) ; ainsi que l’interview de Michel Barnier dans Le Pèlerin du 11 février 2021, https://www.lepelerin.com/dans-lhebdo/rencontre/michel-barnier-on-peut-etre-patriote-et-europeen/ .
(3) Des questions régaliennes, depuis longtemps en suspens, doivent impérativement être tranchées : politique de l’immigration et de l’accueil, organisation d’une défense commune, souveraineté et délimitation des frontières… ainsi que plus fondamentalement la révision des traités afin de doter l’Union d’une gouvernance plus efficace, plus démocratique et mieux lisible, alors que les compétences politiques sont aujourd’hui mal réparties entre quatre institutions qui se concurrencent (Conseil Européen, Conseil de l’Union, Commission et Parlement).
(4) L’absence d’un rêve à partager est peut-être, selon Jean-Dominique Giuliani, Président de l’Institut Robert Schuman “le plus grand échec de l’Union Européenne“, voir in “La Grande Bascule“, ouvrage précité.
( 5) Gérard Testard, ancien Président de la communauté Fondacio, co-fondateur de L’Observatoire Pharos, Président de l’association Efesia, est notamment l’auteur de “Quelle âme pour l’Europe ?”, Éditions Nouvelle Cité, 2012, ouvrage qui continue d’être de pleine actualité. Nous avons publié sur notre site, rubrique Regards, une autre contribution de sa part à propos du dossier “Fait religieux – Laïcité – Dialogue interreligieux”, contribution intitulée “Rencontrer l’autre signifie qu’on a une part d’espérance pour lui” publiée le 29 décembre 2020.
Bernard Ughetto <bernard.ughetto@gmail.com>
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Ensemble pour l’Europe
Gérard Testard
Quelle âme pour l’Europe?
Dans son discours au parlement européen le 25 novembre 2014, le pape François affirmait : “Une Europe qui n’a plus la capacité de s’ouvrir à la dimension transcendante de la vie est une Europe qui lentement risque de perdre son âme, ainsi que cet esprit humaniste qu’elle aime et défend cependant”. Quelle âme pour l’Europe et comment redonner espérance en l’avenir ? Ensemble pour l’Europe tente d’apporter sa contribution.
Ensemble pour l’Europe est une communion de personnes, et de 250 mouvements chrétiens et communautés nouvelles en Europe. L’initiative est née de l’appel du Pape Jean Paul II à la Pentecôte 1998. Le Saint Père avait lancé une invitation aux mouvements réunis place Saint-Pierre, d’entretenir des rapports d’amitié parce que “l’Église attend d’eux des fruits mûrs de communion et d’engagement”. Plus de trente ans se sont écoulés et des réponses ont été données par les mouvements et leurs responsables. Au tout début, Chiara Lubich, fondatrice du mouvement des Focolari affirmera: “L’unité est notre charisme spécifique, nous nous engagerons de toutes nos forces à contribuer à la réaliser”. Andrea Riccardi, fondateur de la communauté Sant’Egidio répondra tout aussi promptement. D’autres suivront et notamment après la signature à Augsbourg de la déclaration sur la doctrine de la justification entre l’Église Catholique et la Fédération Luthérienne Mondiale. Des responsables protestants allemands les rejoindront. Aussi, dès le départ, Ensemble pour l’Europe a eu un fondement œcuménique. Car les trois traditions, orthodoxes, protestantes et catholiques, par leur travail de réconciliation contribuent à l’unité de l’Europe. Ensemble pour l’Europe s’enracine dans la parole de Dieu en particulier le verset 34 de St Jean au chapitre 13 “Aimez-vous les uns les autres; comme je vous ai aimés, vous aussi, aimez-vous les uns les autres”. La communion repose aussi sur la rencontre des responsables de mouvements, des mouvements eux mêmes, qui se laissent guider par le “pacte d’amour réciproque“. Dans un monde avec une conception parfois individualiste de la vie, où l’homme tend essentiellement à son intérêt propre, ou celui du groupe auquel il appartient, ce n’est pas la moindre des audaces.
Concrètement, lors d’un rassemblement à Stuttgart qui rassemblait 10 000 personnes en 2007, sept axes de travail ont été retenus et prononcés sous la forme de “sept Oui”. Oui à la vie dans toutes ses étapes, oui à la famille, oui à la création, don de Dieu, ainsi qu’à la défense de la nature et de l’environnement, oui à une une économie équitable, oui à la solidarité avec les pauvres, oui à la paix et au dialogue, et enfin oui à la responsabilité envers toute la société, pour que nos villes deviennent des lieux de solidarité et d’accueil des personnes d’origines et de cultures diverses.
Reposant sur la parole de Dieu, sur l’amitié et bien entendu l’œcuménisme, la communion des mouvements ne se veut pas ordonnée à elle même. Elle a un but, l’Europe, la vie des peuples en Europe. Au fond c’est une idée simple, puissante aussi, comme l’a été le départ de l’Europe fondée sur deux piliers : le pardon avec au cœur la réconciliation franco-allemande, et le partage avec la mise en commun du charbon et de l’acier, réalisant la prophétie d’Isaïe, “Ils briseront leurs épées pour en faire des socs de charrue et leurs lances pour en faire des serpes. On ne lèvera plus l’épée nation contre nation” (Isaïe 2, 4). Les pères de l’Europe, Robert Schumann, Alcide de Gasperi, Konrad Adenauer, Jean Monnet, manifestèrent cette volonté d’unir les hommes et de leur permettre de vivre dans la paix. Ils ont privilégié le respect mutuel et la confiance, ont donné une vision commune et insisté sur ce qui rapproche les hommes pour faire échec aux nationalismes et aux totalitarismes.
Construire l’Europe est un processus, une maturation, un esprit de coopération et de partage. Il faut être mus par une grande force pour travailler à son avancée. Cependant, chaque fois qu’elle fait un pas en avant, elle grandit l’homme, par des conséquences innombrables en termes de partage, de paix, de relation à la différence, de liberté, d’ouverture. Alors, aujourd’hui, des chrétiens se mobilisent pour réveiller la conscience européenne. Voilà un premier fruit d’Ensemble pour l’Europe.
La pire des choses serait la paresse, le manque de foi ou de courage. Comme chrétiens nous voulons mettre notre foi au service du réveil des consciences pour plus d’Europe. Certes, l’Union Européenne n’est pas toute l’Europe et tout ce que nous attendons de l’Europe, mais les acquis sont importants. L’Europe est un avenir, notre avenir. Cet avenir ne sera pas assuré en regardant en arrière ou en se braquant sur les racines chrétiennes de l’Europe mais par le fait que ces racines soient vivantes aujourd’hui pour nourrir notre société, la civilisation et les peuples à la manière de la sève qui nourrit l’arbre.
“Plus nos communautés seront des sœurs, plus les peuples européens seront des frères. L’unité entre chrétiens doit devenir la mère de la collaboration quotidienne qui fait de nous des frères, et de la prière commune qui nous rassemble. C’est le ciment d’une Europe unie”, affirme pour sa part Andrea Riccardi, grand Européen qui a reçu le prix Charlemagne.
L’une des expressions de l’amour réciproque est de mettre en évidence les charismes des mouvements qui sont l’incarnation des dons de Dieu. “Par la charité, mettez vous au service les uns des autres” (Ga 5,13). Il est bon de se rappeler que les charismes sont des réponses, comme des réponses du Seigneur, chacun pour sa part, aux attentes de notre temps. Notre communion est pour l’Europe. Par notre action sur le terrain et par notre unité, nous participons aussi aux débats politiques, culturels, sociaux. Elle se veut une manière de dire “Europe, lève-toi!“.
Cette vision, à la fois d’unité et d’un laïcat responsable nous donne un horizon, celui de travailler pour le bien commun, pour un renouveau du vivre ensemble, pour la solidarité et la justice. Et notre conviction est encore plus forte que nos mouvements peuvent contribuer à renouveler la société. Ils sont transversaux par rapport à de nombreux enjeux et portent le même Évangile à leur manière propre mais avec la conscience d’un destin commun. Ils expérimentent que la fraternité chrétienne a comme prolongement la fraternité universelle et que vivre l’Évangile est porteur d’humanisme.
Nos communautés sont des “minorités créatives”, capables de résistance face à l’inhumanité, et des germes de transformation la société. Ces minorités agissantes, prophétiques sont porteuses d’une culture de rencontre entre peuples sur la base de la foi, du partage de la prière, de la charité. Et cette culture conduit à approfondir le sens de notre engagement, le sens de notre destin européen. Maintenant que la paix est établie, sans doute faut-il s’engager dans de nouveaux défis. La crise économique, la crise écologique, et maintenant la crise sanitaire nous obligent à penser autrement nos modes de vie individuels et collectifs.
Nous souhaitons faire grandir la conscience d’une Europe de l’esprit, capable de renouveler l’Europe économique et politique parfois hésitante, parfois résignée, parfois avec des tentations de protectionnisme. Nos mouvements sont modestes, mais veulent agir à la manière du ferment dans la pâte. Nous ne voulons pas revenir à une Europe chrétienne mais agir comme chrétiens en Europe.
Ensemble pour l’Europe s’investit actuellement pour faire vivre les symboles de l’Europe, en particulier sa devise “unité dans la diversité”, mais aussi la journée de l’Europe le 9 mai. Dans les villes des rencontres sont organisées pour prier pour l’Europe, vivifier le rôle des chrétiens ou des mouvements, les inviter à se tenir à la jointure des enjeux sociétaux, pour que notre “Ensemble” soit “Pour l’Europe”.
Gérard TESTARD
Président d’EFESIA
Membre du comité d’orientation d’Ensemble pour l’Europe.
https://together4europe.org/fr/
Auteur de “Quelle âme pour l’Europe ?”, Éditions Nouvelle cité – 2013