Dans sa contribution à la réflexion ouverte sur l’avenir de l’Europe, Claude Popin (1) rappelant la belle formule de Saint–Exupéry “Le plus beau métier des hommes c’est d’unir les hommes” appelle de manière urgente les Européens à se ressourcer dans “la mémoire [des] Pères Fondateurs” afin d’imaginer de nouvelles formes à leur Union, dont il dresse un sévère état des lieux, après avoir rappelé le contexte de l’après-guerre qui présida à sa naissance. Il souligne que le monde ayant profondément changé au cours des 75 dernières années, la nécessité d’une union économique n’est plus perçue dans les opinions publiques avec la même nécessité qu’elle avait lorsqu’il s’est agi de reconstruire un continent détruit par la guerre. Elle apparait aujourd’hui comme une machine complexe qui par bien des aspects ne répond pas aux attentes de la société civile ni à l’idéal de fraternité proclamé par ses fondateurs. Pour autant, il ne s’agit pas de se résigner et il souligne à cet égard que “c’est à nous de poursuivre ce qui a été initié”, ce que nous devons entreprendre avec audace en nous gardons de tout passéisme et de toute nostalgie, mais en ayant à l’esprit la nécessité de réunir les peuples “dans une Europe pacifique, solidaire et fraternelle” comme le prescrivit Robert Schuman.
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Claude Popin est un fidèle soutien de CDM à laquelle il a apporté avec son épouse Monique son aide précieuse pour l’organisation des Universités d’hiver à Annecy. Il contribue également régulièrement à la rubrique “A découvrir”. Nous avons publié le 29 décembre 2020 dans la rubrique “Regards” une contribution de sa part intitulée “Un dialogue impossible ?” in “Fait religieux-Laïcité-Dialogue interreligieux – IV”.
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EUROPE : retour aux sources
UN ACTE POLITIQUE
Le 9 mai 1950, dans le Salon de l’Horloge du Quai d’Orsay, Robert Schuman, ministre des Affaires Étrangères, prononce un discours dont la banalité de la diction monocorde tranche avec la portée du contenu. Bien des observateurs ne s’y sont pas trompés : un acte politique majeur vient d’être posé, un appel à une révolution (sans têtes coupées…) dans la manière d’envisager et d’organiser un monde apaisé.
Jean Monnet, un Haut Fonctionnaire habitué des commissions paritaires avec les alliés durant la guerre, partait d’une idée simple :“La paix et la prospérité ne peuvent être assurées que par l’union des hommes.” (Mémoires, livre de Poche, 1975). Par union, il entendait bien plus qu’une “juxtaposition de nations”, de type ONU, mais une véritable intégration des économies et des ressources, une mise en commun du meilleur de chacun pour le service de tous. C’est ce “plan Monnet” que reprend politiquement Robert Schuman. “Il n’est plus question de vaines paroles, mais d’un acte constructif. […] Pour que la paix puisse vraiment courir sa chance, il faut d’abord qu’il y ait une Europe, une communauté qui doit créer le climat pour une nouvelle compréhension réciproque des particularités de chacun. C’est ainsi que sera édifiée une nouvelle Europe prospère et indépendante. […] Par la mise en commun des productions de base et l’institution d’une Haute Autorité indépendante nouvelle, dont les décisions lieront la France, l’Allemagne et les pays qui y adhèreront, cette proposition réalisera les premières assises d’une fédération européenne”. Ce même 9 mai 1950, l’Allemand Konrad Adenauer, l’Italien Alcide De Gasperi et le Belge Paul-Henri Spaak (entraînant les trois pays du Benelux), approuvent avec enthousiasme ce projet, qui apparait au grand jour, mais que leurs services avaient déjà travaillé. Ainsi, dans une Europe géographique morcelée, la création de la Communauté Européenne est bien un acte politique. La nouvelle Europe, proposée par ses fondateurs, rompt avec trois siècles de pratique d’”États-nations” où chacun est maître chez soi. Même si cette Europe “est toujours une idée en quête de réalité” selon Yvan Krastev (Le destin de l’Europe, Premier parallèle, 2017), on change de paradigme et de perspectives géopolitiques.
LES FONDAMENTAUX
Les promoteurs de l’Europe nouvelle s’attachent plus à insuffler un esprit qu’à créer des structures. Pour l’instant, il ne s’agit selon Jean Monnet, que “d’institutions communes librement consenties”, même s’il est convaincu de leur importance : “Les hommes passent, disait-il, les institutions demeurent” (Mémoires, o.c.). Ce sera le “comment”, l’histoire de la longue construction européenne, avec ses Conseils, Commission, Parlement… une histoire connue qu’on ne fait qu’évoquer ici.
Mieux vaut s’intéresser aux intentions des fondateurs. “Pourquoi” l’Europe, et quelle Europe construire ensemble ? “Les nations souveraines du passé ne sont plus le cadre où peuvent se résoudre les problèmes du présent” (Jean Monnet). Tout est déjà contenu en germe dans le discours de Robert Schuman, certains aspects ayant été complétés ou explicités par l’un ou l’autre des cinq personnages cités, dans leurs commentaires ultérieurs.
Cinq points principaux peuvent résumer les fondements de l’Europe nouvelle.
1. Établir une paix durable entre les nations et les peuples, une organisation qui rende la guerre impossible.
2. La solidarité : la mise en commun des ressources et des savoir-faire, par delà les frontières.
3. L’attention aux personnes dans leurs aspirations et leurs cultures, la préservation de la démocratie dans la fraternité et le respect des Droits de l’Homme.
4. Le contrôle d’un progrès maîtrisé et régulé pour le bien et au service de tous.
5. L’ouverture au monde, en particulier aux peuples encore dominés.
Telles sont les balises de cette Europe, toujours en évolution et en construction dans les contextes successifs de la géopolitique. On pourrait développer, commenter. Je me contenterai d’une simple remarque. La paix (n°1), qui constitue l’objectif ultime de l’Europe, est le point commun aux cinq initiateurs. On va retrouver, au n°2, la touche personnelle de Jean Monnet. Robert Schuman, lui aussi, prônera la solidarité, mais y ajoutera la culture, la démocratie (n°3) et l’ouverture au monde (n°5), sachant que la France de 1950 est encore un pays colonisateur. A Konrad Adenauer, l’inquiétude sur la maîtrise régulée d’un progrès pour tous (n°4). Paul-Henri Spaak, prometteur de l’union nécessaire et de la démocratie, inscrira son action dans les points 2 et 3. Chacun apporte ainsi sa sensibilité personnelle à la nouvelle construction.
AU FIL DU TEMPS
Dans les années 1950, l’urgence est à la reconstruction, à la production et au ravitaillement. D’où l’importance de l’économie, marquée par le Traité de Rome en 1957 jusqu’en sa dénomination : “La Communauté Économique Européenne”. Les premières institutions en seront tributaires et marqueront les mentalités. Il n’est pas rare d’entendre, encore maintenant, reprocher à l’Europe d’être trop économique, pas assez culturelle ou politique. D’autre part, la machine administrative complexe, mise en place pour gérer d’abord l’union de 6 pays, puis des 27 d’aujourd’hui, a brouillé les perspectives. Certes, l’Europe nous a procuré la paix depuis plus de 75 ans (c’était l’intention initiale de sa création). Mais cette Europe-là ne fait plus recette. On ne nous présente généralement que “Bruxelles”, ce centre mythique d’où viendraient tous les maux : règlements tatillons, décisions incompréhensibles, immobilisme scandaleux face aux migrants, aux conflits extérieurs, au chômage, etc. Qu’avons-nous encore besoin de cette Europe, alors que le contexte géopolitique s’est considérablement modifié depuis les années d’après-guerre : d’abord les Trente Glorieuses, puis la chute du communisme et l’avènement de l’ère numérique et des réseaux sociaux ? Ce même contexte est devenu plus inquiétant encore ces toutes dernières années. En interne la crise des migrants a révélé, à l’évidence, une crise bien plus grave : celle de la solidarité, dans une société où l’individu est roi. A l’externe, inutile d’insister sur les nuages qui s’accumulent dans un horizon pas si lointain : la poudrière du Proche-Orient où l’Europe n’a plus aucune place, les attentats sans réponses collectives, la trop lente prise de conscience des modifications climatiques, les nouvelles puissances mondiales comme la Chine, les irresponsables politiques sensibles aux relents nauséabonds des extrémismes, mélange de nationalisme, de xénophobie et d’antisémitisme, tels que les Erdogan, Poutine, Orban, Bolsonaro ou les Brexiteurs anglais…
Le secrétaire aux affaires européennes du Centre Social Jésuite de Bruxelles, Martin Maiër, écrit le 29 mars 2019 : “Qu’on soit d’accord ou non avec cette tonalité dramatique, il est incontestable que l’Union Européenne traverse une crise qui menace son existence… L’ambiance est marquée par la peur, peur du chômage, d’une future diminution des retraites, du changement climatique, du terrorisme, des conflits aux frontières, des migrants et des réfugiés, de la perte de son identité et de sa culture”.
On peut, en effet, s’interroger sur ce qu’il en est de l’Europe d’aujourd’hui.
– Qu’en est-il du progrès maîtrisé et au service de tous ? Adenauer s’en inquiétait déjà…
– Comment l’Europe “inclusive” et “ouverte au monde”, pensée par Schuman, en est-elle arrivée à cette Europe “exclusive” qu’on a vue, recroquevillée et fermée, devant l’afflux des migrants ?
– Où est cette “fraternité” qui tenait tant à cœur à De Gasperi ?
Les futurs historiens retiendront, peut-être, que “l’air du temps” du premier quart de notre XXIe siècle ressemble fort à une impressionnante “marche arrière”. La liste, déjà évoquée ci-dessus, serait longue. Ici et là, des historiens ou politologues avancent les dates de 1930 ou 1910, trouvant des analogies entre aujourd’hui et ces époques des avant-guerres (Pascal Blanchard. Les années 1930. Et si ça recommençait ? La Martinière, 2017). Certains parlent de “décivilisation”… Qu’est-ce que ce “progrès” qui nous fait reculer en nous ramenant aux pires moments de notre histoire ?…
Mais, puisque la mode est à la “marche arrière”, pourquoi nous y refuser ? Allons-y ! Mais dans une tout autre direction par le retour aux sources, c’est-à-dire en reprenant à notre compte les cinq fondamentaux énoncés plus haut par les fondateurs de l’Europe. Et d’abord, redonner toute son importance à une véritable politique européenne, digne de l’acte initial des commencements. Ni passéistes, ni nostalgiques d’époque disparue, nous savons que c’est à nous de poursuivre ce qui a été initié. Peut-être devrons-nous inventer d’autres formes en adéquation avec notre temps, mais toujours dans le même esprit et avec les mêmes objectifs à long terme, réunir les hommes “dans une Europe pacifique, solidaire et fraternelle” (Robert Schuman). J’aimerais que nous nous ressourcions dans la mémoire de ces “Pères fondateurs”.
C’est à la littérature autant qu’à l’histoire que je fais appel pour terminer, avec ce mot qu’Antoine de Saint-Exupéry, quelques jours avant sa disparition, a glissé à Jean Monnet :
“Le plus beau métier des hommes, c’est d’unir les hommes”.
Claude POPIN
17 février 2021