Regard sur l’Europe et la Méditerranée – 3 – par René Valette, ancien président du CCFD-Terre solidaire et professeur émérite en démographie, géographie du développement, économie internationale et en géopolitique (Université Catholique de Lyon).
Croissance démographique ralentie mais encore forte de la population mondiale ce qui, selon certains, menace notre « sœur la terre » ; vieillissement en cours de la population en Chine, dû à plusieurs décennies de politique de l’enfant unique ; faible natalité au Japon à l’origine, au moins partiellement dû au développement spectaculaire de l’emploi des robots dans l’économie nippone ; baisse importante à venir de la population de l’Europe Centrale, Russie incluse ; stagnation de celle de l’Europe Occidentale et surtout de celle au sud de la Méditerranée européenne ; transition démographique inachevée dans presque tous les pays africains, surtout au sud du Sahara ; amplification des mouvements migratoires, de proximité ou à longue distance. La, ou plutôt, les questions démographiques deviennent de plus en plus présentes tant chez les chercheurs que chez les responsables politiques et même peu à peu, dans l’opinion publique. Qui peut raisonnablement s’en étonner ? Il est donc logique que « Chrétiens de la Méditerranée » ait été amenée à prendre ces données en considération.
Concernant plus particulièrement l’espace méditerranéen, cet article met l’accent sur trois phénomènes.
1) Déficit démographique au nord, croissance démographique marquée au sud
Au Nord, les 15 pays constituant l’Europe Méridionale, étaient peuplés ensemble de 153 millions d’habitants en 2017. Les démographes estiment qu’ils ne seront plus que 141 millions en 2050[1]. Ce déficit est un peu atténué si on ajoute aux 15 pays, la France qui a une façade sur la Méditerranée et qui devrait, elle, voir sa population métropolitaine, croître de 7 millions d’habitants.
Au Sud, les 7 pays de l’Afrique septentrionale vont passer de 130 à 381 millions d’habitants pendant la même période, soit une croissance de 66 %. La population de l’Afrique Occidentale, Orientale et Centrale, devrait quant à elle atteindre 2.105 millions d’habitants soit une croissance de 120 % puisqu’elle est actuellement de 956 millions.
Il est donc probable que ne serait-ce que pour cette seule raison, les mouvements migratoires de ce continent, vers l’Europe, ne devraient pas disparaître dans les décennies à venir.
2) Des écarts sensibles dans les indices de fécondité entre le Nord et le Sud de la Méditerranée
En Europe Méridionale, l’indice de fécondité (le nombre moyen d’enfants par femme) est de 1,4. Le renouvellement des générations n’est donc pas assuré puisqu’il faudrait qu’il soit de 2,08. En Europe Occidentale, la France est presque en tête avec 1,88 en 2018, très peu derrière l’Irlande 1,93 et la Suède 1,91.
En Afrique Septentrionale le nombre moyen d’enfants par femme s’élève à 3 ,3 et il est de 5,3 en Afrique Occidentale, de 4,7 en Afrique Orientale et 5,9 en Afrique Centrale.
Pour plus de précision pour les trois pays du Maghreb on peut noter les données suivantes :
Pour les consulter, cliquez sur le lien suivant : Chiffres population-Maghreb. 2017/2050
3) Les migrants qui quittent le sud et l’ouest de la Méditerranée peuvent être classés en 3 catégories.
Il y a ceux qui fuient un pays en guerre ou un pays où ils sont persécutés. Leur accueil en terre hospitalière est juridiquement garanti par la Convention de Genève de 1951 dont la France est signataire.
Ce type d’émigration concerne tout particulièrement l’Ouest de la Méditerranée à cause de la tragique guerre qui ensanglante la Syrie depuis 8 années mais aussi du conflit israélo-palestinien depuis 1948. Mais un peu plus loin, des guerres très chaudes où larvées au Yémen, au Soudan, en Somalie, au Nigéria, en RDC, au Cameroun… provoquent des mouvements de population.
Il y a aussi bien sûr ceux qui quittent leur pays ou leur lieu de vie en migration interne car ils ne peuvent voir satisfaits leurs besoins fondamentaux là où ils résident. On les appelle réfugiés économiques et de plus en plus réfugiés climatiques. La frontière entre réfugiés politiques et réfugiés économiques est parfois bien floue. Des experts vont jusqu’à dire qu’en 2080 les réfugiés climatiques pourraient atteindre 20 % de la population mondiale si le dérèglement climatique ne s’amenuise pas. Évaluation hasardeuse il est vrai mais qui donne tout de même à réfléchir.
Dans l’émigration interne d’origine climatique ce sont par exemple les éleveurs de bétail qui, à la frange sud du Sahara, vont vers le sud de leur pays moins sec, à cause des modifications climatiques. Ces mouvements causent parfois de sérieuses difficultés de relations avec les cultivateurs des zones de réception, pour l’utilisation des terres. On remarque aussi que dans une ville comme Bamako s’installent des Peuls du nord du Mali où règne une réelle insécurité en plus des aléas climatiques.
Bien sûr parmi ces réfugiés économiques et climatiques nombreux sont ceux qui émigrent de l’autre côté de la Méditerranée.
Il y a enfin des personnes, surtout des jeunes, qui sans être menacés de famine ou même de malnutrition ne trouvent pas chez eux la vie à laquelle ils aspirent. Globalement ce ne sont pas les plus pauvres qui partent. Leur voyage est souvent financé, au moins partiellement, par des membres de leur famille.
La mondialisation en exhibant un modèle de réussite humaine reposant sur la consommation a considérablement contribué à ce type d’exode.
Où vont les migrants ?
Ce qui est patent c’est que ceux qui quittent leur lieu d’habitat vont en tout premier lieu se mettre à l’abri dans une autre région de leur pays. À titre d’exemple, c’est le cas de 6,5 millions de Syriens. Puis c’est dans un pays voisin qu’ils s’installent en priorité. C’est le cas de plus de 80 % d’entre eux selon des sources convergentes. Ainsi, les 6 millions de Syriens vont surtout en Turquie, en Jordanie et au Liban. Pour les Congolais ce sera le Kenya, l’Ouganda et l’Éthiopie. Ceux qui choisissent l’Europe, le Canada, les États-Unis, l’Australie ou la Nouvelle-Zélande, sont donc très minoritaires.
Sur quels critères se fait le choix du pays d’Europe ?
Les raisons de ce choix sont multiples. Il est difficile de quantifier chacune d’entre elles. On peut citer les liens historiques. Ainsi les Maghrébins et les Africains de l’Ouest vont volontiers en France et en Belgique et les Africains anglophones au Royaume-Uni ou Moyen Orient, dans les pays du Golfe souvent offreurs de travail.
La présence dans le pays choisi de ressortissants de leur propre pays, famille au sens élargi, amis, est un facteur important car elle facilite l’accueil et l’intégration.
Intervient enfin la situation de l’emploi. Ce n’est pas un hasard si Angela Merkel avait assuré que son pays pouvait accueillir sans trop de difficulté 1 million de réfugiés avant de faire marche arrière sous la pression de l’Extrême Droite et d’une partie non négligeable de son propre parti et plus encore de son très conservateur allié de la CSU bavaroise. Nul ne conteste que l’économie allemande a beaucoup bénéficié de cet apport de migrants.
Un peu éloigné de notre sujet mais sans doute pas tant que cela, il faudrait analyser les conséquences, pour les mouvements migratoires, de la baisse de la population de la Russie et de toute la partie Est de l’Europe sans oublier la quasi stagnation de celle de l’Europe Occidentale. Des experts envisagent même la possibilité que dans les années ou décennies à venir, les pays de l’Europe Centrale et Orientale et aussi la Russie en viennent à encourager la venue d’étrangers chez eux.
Une aide économique accrue des pays riches pour freiner les mouvements migratoires du Sud vers le Nord de la Méditerranée… Prudence
En guise de conclusion très provisoire, très provisoire car les choses en ce domaine sont particulièrement mouvantes. Ainsi les résultats des prochaines élections européennes sont susceptibles de changer la donne.
Une idée s’impose en tout cas les personnes quittent moins leur pays s’il est en paix tant à l’intérieur qu’à l’extérieur et si s’offrent à elles des conditions sociales satisfaisantes et des perspectives d’avenir ouvertes.
On voit souvent écrit qu’une aide économique accrue des pays riches devrait freiner les mouvements migratoires du Sud vers le Nord de la Méditerranée. Il convient d’être prudent en la matière. En effet toutes les études sérieuses publiées jusqu’à ce jour montrent que dans un premier temps l’amélioration du niveau de vie provoquée par l’aide, accentue le désir de départ car elle fait naître de nouveaux besoins qui ne peuvent être satisfaits sur place avant… un certain temps ! De plus, l’amélioration, même faible, des revenus accentue la possibilité du financement du départ par l’entourage.
Pour que cette aide étrangère ait des effets sur l’émigration, elle doit répondre à 3 conditions :
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Elle doit s’inscrire dans la durée
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Elle doit échapper à la trop fréquente corruption qui s’oppose à l’investissement productif (conf. L’aide inefficace à l’Afghanistan par exemple, voire à l’Irak et à la Libye)
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Orientée vers et pour une économie vraiment inclusive, elle doit permettre une correction visible des inégalités sociales et donner ainsi l’espoir de pouvoir vivre raisonnablement dans son pays, dans un avenir proche.
En tout cas trois conclusions démographiques s’imposent à nous :
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Les mouvements migratoires du Sud vers le Nord sont appelés à durer et peut-être même à s’amplifier.
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La question ne peut être efficacement traitée qu’à l’échelle de l’Europe or on connaît la difficulté des 27 ou 28 à définir une attitude commune sur ce sujet. Quelle place tiendra-t-elle pendant la campagne électorale ?
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La solution relève à la fois de l’éthique, de la politique et de la sphère socio-économique. Elle doit être examinée certes avec générosité mais aussi avec lucidité. La distinction de Max Weber entre éthique de conviction et éthique de responsabilité s’avère bien utile n’est-ce-pas ?
René Valette
[1] Source de toutes les statistiques : INED dans sa publication « Population et Sociétés » n° 547 de septembre 2017 -Tous les pays du monde. Le prochain numéro paraîtra en septembre 2019.
Retrouvez l’ensemble des textes de notre série « L’Europe et la Méditerranée », ICI.
Illustration : Gilets de sauvetage et embarcations de fortune échoués sur les bords de la Méditerranée, By Jim Black/Romaniamissions