Dans un entretien au journal Deutsch Türkische Nachrichten (DTN), le penseur turc musulman Fethullah Gülen explique en quoi « en islam, il ne peut y avoir et il n’y a jamais eu une domination d’une classe de religieux ». Le 8 juillet 2011.
Selon vous, quelle relation l’Etat devrait entretenir avec la religion ?
La pensée moderne voit l’histoire humaine comme un processus général de maturation. Si bien que considérer comme absolue et idéale l’une des étapes de ce processus est contraire à cet esprit de maturation historique. De même que ce qui était idéal hier ne l’est plus aujourd’hui, de même il arrive que ce qui est idéal actuellement ne l’ait pas été dans le passé. Si on avait parlé de démocratie dans sa forme actuelle au Moyen-âge ou durant l’Epoque moderne il est clair que cela aurait paru incongru. Deuxièmement, la démocratie ainsi que la relation entre l’Etat et la religion propre aux démocraties modernes ne se sont pas mises en place contre la religion elle-même mais dans le cadre de la lutte des classes moyennes contre la domination de l’Eglise qui mêlait religion et théocratie. En islam, il ne peut y avoir et il n’y a jamais eu une domination d’une classe officielle de religieux. En ce sens, il n’y a pas de théocratie en islam. D’autant que l’islam n’accorde l’infaillibilité qu’aux prophètes. Dans l’histoire des Fils d’Israël, le Coran parle, par exemple, du souverain Saül à côté du prophète Samuel (II/246-250). De même dans l’histoire de l’islam, à côté du calife ou du souverain à la tête de l’Etat officiait le cheikh-ul-islam ou une institution ayant la même fonction. La religion musulmane comporte aussi bien des vérités et des principes immuables s’adressant à ce qui, dans l’humanité et dans l’univers, ne change pas que des vérités et des principes variables qui s’adressent à ce qui peut changer en l’homme et peut donc être interprétés. Pour ce deuxième aspect, l’islam prend surtout en considération le Ma’ruf (bien, convenable) et invite les gens à se comporter en s’y référant. Le Ma’ruf désigne les us et coutumes qui sont acceptés par un peuple et qui ne sont pas en contradiction avec les principes essentiels et immuables de la religion. La relation entre la religion et l’Etat doit précisément se constituer autour de ces notions, sans se figer dans un modèle idéalisé et considéré comme définitif. S’il faut citer quelques principes pouvant orienter les règles, fixes et changeantes, en vigueur pour la question des relations entre l’Etat et la religion, nous pouvons évoquer la justice, l’équité, l’égalité entre les citoyens et devant la loi, le respect des droits et libertés humaines élémentaires ou les élections libres. Il faudrait également citer la nécessité d’avoir un Etat qui, au lieu d’être oppresseur, soit au service de sa population, conformément à la parole prophétique qui dit que « Le maître d’un peuple est celui qui le sert. » Un Etat qui ne voit pas sa fonction comme un moyen de gagner de l’argent.
Dans le passé, les religions ont souvent été violentes. Etant donné que chacune pense détenir la vérité, cette violence est-elle inévitable ?
Oui, l’histoire a été témoin de conflits aussi bien entre les religions qu’entre les membres de différentes branches d’une même religion. Mais il faut également citer les différentes voies et méthodes au sein des membres d’une même religion. Chacun peut dire que sa voie est la plus belle, c’est là son droit. Par contre, il ne peut dire que la seule voie qui soit belle et véridique est la sienne. C’est précisément ce genre de propos qui aboutit à des divisions et des conflits. Les religions comme l’islam, le christianisme et le judaïsme reposent d’ailleurs sur les mêmes principes fondamentaux. C’est pourquoi, pour désigner ces derniers, Dieu Le Très-Haut parle dans le Coran d’islam, qui signifie « la voie de soumission à Dieu (Allah). » Le fait qu’un musulman croit à tous les prophètes et aux livres qui leur ont été donnés découle donc de son islamité même. Si, malgré cela, les religions se sont affrontées, c’était dû, selon moi, non pas aux religions elles-mêmes mais aux religieux qui en faisaient des idéologies ou qui ne se souciaient que de leurs objectifs et intérêts personnels. Ces conflits proviennent de l’instrumentalisation des religions.
Quelles sont les opportunités qu’offre le dialogue entre les religions et que pensez-vous des limites de ce dialogue ?
Pour éviter un certain nombre de malentendus et d’accusations et pour ne pas alimenter l’idée qu’avec le dialogue les religions devraient se vider de leurs vérités fondamentales, je préfère parler personnellement de dialogue entre les religieux. Ce dialogue ne signifie pas que nous voulons que l’autre renonce à tel ou tel principe et se rapproche de nous. Nous espérons que, dans le monde d’aujourd’hui, les religions soient un moyen de se comprendre et de se mettre d’accord plutôt que de se combattre, que les religieux se connaissent entre eux autour de l’idéal du vivre-ensemble dans un climat de paix et qu’ils corrigent les points de vue et positions erronées à propos de leur religion et de celle de l’autre. Le monde d’aujourd’hui n’est pas celui des siècles précédents. Dans le passé, à cause du faible développement des moyens de locomotion et d’information, de la préférence de l’imitation à la réflexion, de l’animosité issue de cette imitation et de l’ignorance ou de la soumission aux passions, les membres des différentes religions ne connaissaient vraiment ni l’autre, ni sa religion, ni même leur propre religion. Certains, autorités politiques ou simple individu pensant à ses intérêts, ont instrumentalisé ces méconnaissances en alimentant les malentendus. Alors que nous vivons aujourd’hui dans un monde où l’on peut facilement voyager et s’informer, où la réflexion a remplacé, ou plutôt devrait remplacer, l’imitation et l’ignorance. Les religieux devraient ainsi mieux se connaître ; chacun devrait avoir une meilleure connaissance de sa religion et de celle de l’autre afin de tout faire pour que les religions, qui ont en vérité le même objectif, soient un moyen de paix et non de guerre.